Pour ne pas oublier

Jean-Pierre Han

17 novembre 2024

in Critiques

Portrait de l’artiste après sa mort (France 41-Argentine 78), texte et mise en scène de Davide Carnevali. Théâtre la Bastille, jusqu’au 27 novembre, à 20 heures (du 15 au 22 novembre), à 20 heures 30 (du 25 au 27 novembre). Tél. : 01 43 57 42 14. www.theatre-bastille.com

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Alors que les premiers spectateurs entrent dans la salle, des machinistes – et parmi eux une jeune femme toute de noir vêtue comme ses camarades – s’affairent sur le plateau, finissent, pense-t-on, par installer les accessoires, grandes caisses en bois, papiers à disposer sur la table, etc. Le manège dure un certain temps, tourne un peu en rond – on dérange ce qui vient d’être rangé, etc. – , arrive discrètement Marcial di Fonzo Bo le comédien – nous sommes certains à le connaître bien sûr – mais pour l’heure rien ne le distingue vraiment de ses comparses, excepté son habillement un peu moins sombre. Lui aussi va et vient, s’affaire, retire ses lunettes, les repose, farfouille dans ses papiers, etc. Quand le spectacle va-t-il donc commencer ? Réponse : jamais, ou alors il est déjà commencé. Les deux à la fois sans doute. Pour mieux brouiller la piste de la réponse, Marcial Di Fonzo Bo, vient quand même au bout d’un certain temps se planter sur le devant de la scène pour nous expliquer que le texte du spectacle que tout le monde attend n’est pas achevé et qu’il va nous dire quelques mots de son cru, hésitant, se reprenant… pour, sans que nous y prenions garde, nous entraîner dans une histoire improbable d’appartement laissé à l’abandon jusqu’à aujourd’hui après que son occupant eut été, durant la dictature argentine des années 78, « évacué ». L’appartement est officiellement légué au comédien, sans qu’il sache vraiment pourquoi, n’ayant aucun lien de parenté avec son ancien occupant, et son prénom n’étant même pas correctement orthographié…

Commence une mise en abîme à la puissance mille. Un jeu de poupées russes dont l’emboîtement au cœur de l’appartement conçu par la scénographe Charlotte Pistorius, acquiert soudainement une forte puissance symbolique Tout cela tient essentiellement parce que cette mise en abîme – une de plus – œuvre au cœur du politique et de l’Histoire. À partir de ce trou noir des années 78 en Argentine qu’évoque le spectacle, c’est aussi de toutes les dictatures, les fascismes – en France en 1941, en Italie et ailleurs – dont il est réellement question. Et c’est vrai que l’évocation de ce qui a pu se passer dans cet appartement désormais quasiment vide fait brusquement ressurgir des souvenirs insoutenables. Cela suinte des murs et des rares objets de l’appartement pourtant rendu propret dans le style des locations airbnb, et qui, par la force des choses va se transformer en musée que les spectateurs vont être instamment invités à visiter, alors que la partition musicale, à fois sujet et objet prend le relais de la parole, est-il dit. L’habileté de l’auteur-metteur en scène, Davide Carnevali est infinie et à ce niveau on demanderait presque grâce ; elle n’a d’égale que celle de son interprète Marcial Di Fonzo Bo qui le relaie pour ce Portrait de l’artiste après sa mort (France 41-Argentine 78),un titre d’une étonnante justesse qui annonce bien le programme du projet, toute ambiguïté balayée.

Photo : ©  Victor Tonelli