Tristes adieux
La Mouette d’Anton Tchekhov. Traduction d'André Markowicz et de Françoise Morvan. Mise en scène de Stéphane Braunschweig. Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 22 décembre à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40.
Mais qu’est-il donc arrivé à Stéphane Braunschweig qui présente son ultime création au théâtre de l’Europe-Odéon qu’il a dirigé pendant huit ans et qu’il a volontairement quitté n’ayant plus les moyens, estimait-il, de poursuivre son mandat ? Sa présente mise en scène de La Mouette lui est certes l’occasion de dire ce qu’il pense de l’état du monde, et on devine bien que celui-ci n’est guère reluisant – sa noirceur ici est à nulle autre pareille –, et c’est essentiellement de cela dont il veut nous entretenir, mais en passer par le filtre de Tchekhov n’est pas forcément tout à fait approprié même s’il connaît sur le bout des doigts l’auteur russe pour avoir pratiquement monté toutes ses grandes pièces et s’être déjà attaqué à cette Mouette, toujours traduite par André Markowicz et Françoise Morvan, alors qu’il dirigeait le Théâtre national de Strasbourg, en 2001. La ligne est sans doute toujours la même ; elle n’aboutit pas au même résultat scénique, parce qu’elle s’est totalement radicalisée. Près d’un quart de siècle plus tard, finies les couleurs éclatantes du metteur en scène-scénographe en début de mandat au TNS au profit des couleurs sombres de celui qui vient de repartir avec le statut de compagnie.
Entendons-nous bien : le raisonnement de Stéphane Braunschweig concernant la Mouette est tout à fait légitime, à défaut d’être totalement juste, il est même parfaitement séduisant dans l’inversion qu’il opère entre la petite pièce écrite par Constantin Treplev et jouée par Nina (la Mouette), et à qui le metteur en scène donne la primeur au détriment de celle du véritable auteur reléguée de l’autre côté du rideau de fer (en fait à l’avant-scène). Belle inversion qui permet à Braunschweig de traiter en toute liberté des questions qui nous hantent aujourd’hui comme celle de l’écologie. Le problème vient de ce que, finalement, à force de vouloir pousser et imposer son idée jusqu’au bout (sa scénographie comme toujours nous en donne le la) c’est son propre travail de mise en scène qu’il finit aussi par détruire. Passons sur la scénographie, très belle dans sa sécheresse et sa désolation, mais malheureusement les comédiens ne semblent pas suivre le mouvement, non pas par réticence, mais simplement parce qu’ils semblent perdus, ne sachant finalement pas quelle partition interpréter. Il y a une non cohérence de l’ensemble, chacun semblant jouer dans son propre registre, soit atonal (comme Denis Eyriey dans le rôle de Trigorine, ou pis comme Ève Pereur, pâle et peu charismatique Nina), soit en essayant comme Chloé Réjon, dans le rôle d’Arkadina, de donner vie à tout prix à cet ensemble déjà mort… Tous errent sur le plateau transformé en terre aride (c’est le lac asséché du début de la pièce de Tchekhov). Et que dire des quelques « trouvailles » scéniques comme ce lancer d’une quinzaine de mouettes dans l’espace, ou pis encore de cette montée dans les airs quasi « christique » de Trigorine juste avant son suicide ?…
On ne voit pas, à partir de cette mise en scène, où pourrait bien être le pouvoir d’émancipation de l’œuvre de Tchekhov, question pourtant posée récemment par le philosophe Jacques Rancière dans son récent opuscule (Au loin la liberté : essai sur Tchekhov) consacré aux nouvelles de l’écrivain russe chez qui il voit l’ « étincelle » d’une autre vie… possible. Mais ceci est peut-être un autre débat.
Photo : © Simon Gosselin