Saisir l'insaisissable
Pessoa, since I’ve been me. Textes de Fernando Pessoa. Mis en scène de Robert Wilson et de Charles Chemin. Théâtre de la Ville-Sarah Bernhard. Festival d’automne, jusqu’au 16 novembre à 20 heures. Tél. : 01 42 74 22 77. theatredelaville-paris.com
On a beau connaître l’univers de Robert Wilson (que le Théâtre de la Ville avec Emmanuel Demarcy-Mota co-produit et suit fidèlement depuis cinq ans), du moins le croit-on, rien n’y fait : nous sommes à chaque fois, comme pris à revers, plongés dans une esthétique réglée au millimètre, avec, semble-t-il, les mêmes ingrédients, les mêmes tempi, et pourtant le metteur en scène américain parvient à nous surprendre et à nous éblouir lorsqu’il met lui-même la main à la pâte. Pessoa, since I’ve been me autrement dit Pessoa, depuis que je suis moi dont la colonne vertébrale nous est ainsi révélée d’emblée. « Depuis que je suis moi » auquel va se superposer le « moi » de Robert Wilson, celui que l’on croit donc connaître. Cette superposition est passionnante : sans doute parce qu’à y regarder de près le déroulé de la vie très particulière du poète portugais pourrait à certains égards se superposer au parcours de Bob Wilson passant d’un univers à un autre certes, de Heiner Müller, William Burroughs, Susan Sontag, Brecht, Debussy, Goethe, Shakespeare et bien d’autres dont plus récemment Darryl Pinckney avec son fameux Mary said what she said…, mais restant à tout jamais le même.
D’une certaine manière, et à y regarder de près, sans doute la rencontre entre Pessoa et Wilson était-elle tracée d’avance si on veut bien considérer que Pessoa qui signifie « personne » eut recours tout au long de sa relative courte vie (il est mort à l’âge de 47 ans), à une nombre incalculable d’hétéronymes (plus de soixante-dix !). Parler dans ces conditions de son moi est délicieusement pervers surtout lorsque l’on voit sur le plateau pas moins de sept comédiens et comédiennes pour sinon incarner du moins présenter sept figures de l’auteur : sept figures ou sept présences pour tenter de former un impossible tout et de capter l’insaisissable. Quatre femmes, Maria de Medeiros, Aline Belibi, Sofia Menci, Janaina Suaudeau, et trois hommes, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini et Gianfranco Podigghe, tous d’origines différentes et maniant leurs langues maternelles, langues qui furent celles qu’employait Pessoa lui-même (entre quelques autres), l’anglais, le portugais, le français et l’italien… Un formidable kaléidoscope au plan des figures, des silhouettes, des lumières, des couleurs et des sons : tout Bob Wilson pour ainsi dire pour tenter sinon de saisir du moins d’approcher une œuvre, elle aussi insaisissable, et dont nous ne connaissons que certains pans, que certaines œuvres, tant elle est diverse et protéiforme. C’est au fond une sorte de poème qu’offre Bob Wilson (avec l’aide Charles Chemin qui co-signe la mise en scène) peut-être pas pour expliciter une œuvre (ou des œuvres), impossibles à expliciter, mais pour l’accompagner, marcher à ses côtés d’un même pas. Faire œuvre à côté. Pessoa, depuis que je suis moi, le titre, j’y reviens, est une belle trouvaille que les comédiens travaillent de manière totalement wilsonienne, pour notre plus grand plaisir. Le tout dans une sorte de présentation frontale devant écran géant, séquence après séquence, la référence cinématographique, celle d’antan, étant parfaitement explicite...
Photo : © Lucie Jansch