Une superbe réussite franco-chinoise
Les Misérables, d’après le roman de Victor Hugo. Adaptation de Jean Bellorini et Mathieu Coblentz. Mise en scène de Jean Bellorini. Présenté les 2 et 3 novembre au TNP de Villeurbanne.
Le cheminement menant à la création d’un spectacle de grande ampleur comme ces Misérables d’après Victor Hugo présentés deux fois seulement au TNP de Villeurbanne (assertion que l’on espère vivement toute provisoire) après une longue tournée en Chine, avec les interprètes réunis par le Yang Hua Theatre, emprunte parfois d’étranges détours qui s’avèrent pourtant parfaitement logiques. Ce n’est ainsi pas la première fois que Jean Bellorini s’attaque au roman fleuve de Victor Hugo qu’il avait adapté en compagnie de Camille de la Guillonnière sous le titre de Tempête sous un crâne, créé en 2010, avec sa compagnie d’alors, Air de Lune. Titre on ne peu plus juste et honnête qui marquait bien l’écart entre l’œuvre de l’écrivain et son adaptation pour la scène. La Tempête fut belle et réussie et Bellorini l’a reprise (recréée) tout récemment au TNP ; en une quinzaine d’années le roman de Victor aura largement eu le temps de mûrir dans son esprit.
Il allait presque de soi qu’à établir une relation artistique avec la Chine, ce à quoi Bellorini travaille maintenant depuis plusieurs années, le choix du chef-d’œuvre de Victor Hugo s’imposait. Pour des raisons personnelles, on l’a vu, mais aussi, parce que l’auteur français est un classique fort connu et respecté en Asie, et pas seulement en Chine. Jouer dans les Misérables de Hugo étant d’ailleurs, par exemple, un des vœux les plus chers du comédien Lin Lin qui interprète, de manière tout à fait remarquable comme l’ensemble de la distribution, le rôle de Javert dans le spectacle… Conjonctions d’intérêts qui trouvent aujourd’hui un point d’orgue, au moment même où la Chine et la France célèbrent cette année le 60e anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques, 2024 étant également l’année sino-française du tourisme culturel…
En fait, le vrai point d’orgue est celui de Jean Bellorini avec ce spectacle, tout se passant comme si sa Tempête sous un crâne avait été – aussi abouti qu’il ait pu apparaître et tout en étant parfaitement original – comme un formidable travail préparatoire aboutissant aux représentations d’aujourd’hui, retrouvant d’ailleurs son titre d’origine. Et c’est vrai qu’il serait aisé de discerner ce que l’actuelle représentation doit à la première « mouture »… puisque l’on retrouve certaines lignes de force, voire certains tableaux, une manière linéaire très particulière de dérouler le récit tout en assumant le jeu, voire l’incarnation théâtrale. Le constant passage de la narration à son jeu étant l’un des belles réussites de la représentation. Une « gymnastique » que les comédiens chinois – et tout particulièrement le premier d’entre eux, Liu Ye, Jean Valjean – maîtrisent avec une étonnante aisance, alors que c’est toute la mise en scène qui ne cesse d’osciller entre ces deux pôles de récit et de jeu, formidable effet de distanciation qui double le plaisir de la réception. Du grand art auxquels toute la troupe s’adonne avec virtuosité. La structure avec une simple scénographie évolutive ou mouvante au gré des séquences autorise cette formidable mise en lumière du récit et des protagonistes. On retrouve là bien sûr le savoir-faire de Bellorini, sa marque de fabrique en quelque sorte ; elle est menée là à son point d’incandescence, parce que portée et magnifiée par des acteurs, Lin Ye, Jean Valjean et ses multiples métamorphoses, qui ont parfaitement compris (sans doute est-ce dans leur essence) ce type de partition. Un seul geste (comme chez Luo Yonjuan – Petit Gervais et Gavroche – une seule note, une seule intonation leur suffisent pour nous entraîner d’un univers à un autre. C’est à ce niveau du très grand art. Si ces Misérables sont un spectacle de grande ampleur, ils n’en restent pas moins une authentique épure.
Bellorini, à partir de sa partition (on peut la dénommer ainsi, puisque comme toujours chez lui, la composition musicale, même à une degré moindre que dans sa Tempête sous un crâne, est prépondérante), cette fois-ci écrite en collaboration avec Mathieu Coblentz (qui justement faisait partie de la distribution de la Tempête) est tirée au cordeau, autorise et appelle ce constant passage de la narration vers le jeu et marque les enchaînements d’une séquence à une autre. Il y a là quelques chose d’un ordre purement musical voire chorégraphique. La cohérence de l’ensemble mêlant collaborateurs réguliers du metteur en scène (Véronique Chazal, Sébastien Trouvé, Macha Makeïeff…) et collaborateurs chinois, est d’autant plus étonnante que le Yang Hua Theatre n’est pas une compagnie théâtrale, mais une instance de production (à l’initiative du projet) et que les comédiens viennent d’horizons différents les uns des autres, mais possèdent en commun talent et intelligence de jeu. Une totale réussite.
Photo : © Christophe Raynaud de Lage