La Vie secrète des vieux, malaise et impensés

Caroline Châtelet

25 octobre 2024

in Critiques

La Vie secrète des vieux, conception Mohamed El Khatib.

Actuellement en tournée : Romaeuropa Festival, Rome, les 9 et 10 novembre ; CDN Orléans Centre-Val de Loire, du 27 au 29 novembre ; Comédie de Genève, du 12 au 15 décembre ; Points communs Nouvelle Scène nationale, Cergy-Pontoise, les 18 et 19 décembre ; Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence, les 9 et 10 janvier 2025 ; Tandem, Scène nationale d’Arras-Douai, du 13 au 15 janvier ; Le Channel, Scène nationale de Calais, 17 et 18 janvier ; Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux, le 28 janvier ; Halle aux Grains, Scène nationale de Blois, le 30 janvier ; La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale, du 12 au 15 février ; Théâtre national de Bretagne, Rennes, du 11 au 15 mars ; Bonlieu Scène nationale d’Annecy, les 28 et 29 mars ; Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry, les 8 et 9 avril ; MC2: Grenoble, Scène nationale, du 15 au 17 avril ; L’Espal, Scène nationale du Mans, les 27 et 28 mai

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Dès son titre La Vie secrète des vieux énonce une double posture, entre entomologie et regard ironique sur cette position. Car ce ne sont ni des arbres, ni des abeilles, ni tout autre élément de faune ou de flore que Mohamed El Khatib entend scruter et exposer à « nos » regards mais bien des « vieux » (et des « vieilles »). L'on précise que l'auteur-metteur en scène justifie le terme « vieux » par l'usage qu'en font les interprètes, qui réfutent l'hypocrisie les entourant. Si l'on ne peut qu'approuver leur point de vue, le mot résonne différemment repris par d'autres. Il y a quelque chose de la pointe d'humour entre affabilité et sympathie qui n'évite pas une façon d'englober caricaturale et infantilisante. Et ce spectacle tout en ambiguïtés balance entre une adresse revendiquant une sincérité et des effets de connivences ; entre artifices travaillant le rapprochement, l'adhésion par l'émotion et position de surplomb. Créé à Bruxelles en mai dernier cet opus, comme d'autres du metteur en scène – Moi, Corinne Dadat ; Stadium ; Gardien Party ; La Dispute ; etc. – rassemble au plateau des personnes qui témoignent de pans de leur vie. Ce sont des « vraies gens », dixit le Festival d'automne (sic), « des experts de leur vie », dixit Mohamed El Khatib, réunies dans un dispositif minimal (petite estrade, quelques chaises, table avec de l'eau à disposition et une plante verte). Peu importe qu'il y ait (évidemment) montage et réécriture des paroles, redistribution de celles-ci entre les interprètes, séquences de chants, etc. – une mise en scène, en somme. Le fait que ces personnes ne soient pas des actrices et acteurs confirmés vaut ici promesse d'un surcroît de réel et gage d'authenticité. Pendant une heure, les confidences vont aller bon train, ces hommes et ces femmes âgées de soixante-quinze à quatre-vingt-onze ans évoquant la masturbation, le désir de jouir toujours présent, les histoires d'amour, les entraves parfois des enfants quant à la continuation d'une vie amoureuse, l'expérience de la troupe auprès d'assistants et assistantes sexuelles en Belgique lors de la création du spectacle, etc. Beaucoup ont relevé l'émotion face à ces paroles crues et drôles dans leur réécriture – les bons mots et punchlines parsemant le spectacle de façon plus que volontariste. De fait, il peut y avoir quelque chose d'émouvant face à ces paroles soulignant l'importance de la tendresse, du désir, de l'érotisme à n'importe quel âge. Il peut y en avoir face à Jacqueline, 91 ans – qui arrive sur scène en fauteuil roulant et qui après sa première prise de parole (ponctuée là encore de traits d'humour) sera rejointe par le groupe, constitué des interprètes âgés, de Yasmine Hadj Ali (comédienne jouant l'aide-soignante) et de Mohamed El Khatib. Mais tout cela ne va pas sans une gêne permanente. Un malaise qui a à voir avec ce que Diane Scott écrivait au sujet de Moi, Corine Dadat et de la question de l'exhibition de l'autre au théâtre en tant que morceau supposément arraché au réel : « Ce réel n’est pas seulement l’autre de la fiction, un réel par statut, c’est aussi le refoulé du social, un réel thématique.1 » Il y a ici un réel thématisé : celui de la vieillesse, sans que ne soit posé les écarts d'âge – impliquant des catégories différentes – ni l'idée que cette notion de vieillesse est relative et reliée à des facteurs contextuels et sociaux (la vieillesse, quelles que soient les conditions physiques et morales, ne sera pas la même pour une personne touchant l'allocation de solidarité aux personnes âgées et pour une autre soumise à l'impôt sur la fortune immobilière). Le spectacle ré-assigne en prétendant déjouer les assignations et le regard péjoratif par un texte maniant les registres. De bout en bout l'écriture est visible et chaque bon mot ou citation de pièces du répertoire théâtral arrive à point nommé, parfois lancé par le metteur en scène lui-même. Si la présence de Mohamed El Khatib est a priori justifiée par son rôle de souffleur – lui se tenant à l'écart, texte en main – elle apparaît surtout comme une mise en scène du metteur en scène lui-même. Outre que ce poste aurait pu être pris en charge par Yasmine Hadj Ali ou par l'un ou l’une des plus alertes des interprètes, il vient nous rappeler son rôle. Avec son ton affable à la limite du compassé, ses petites blagues (« Le ton d’El Khatib boucle chaque fin de phrase comme un trait d’esprit, embrayant rythmiquement sur les rires attendus2 » dixit là encore Diane Scott), Mohamed El Khatib est celui qui nous amène ses personnes, orchestre leurs paroles. Entre paternalisme et infantilisation, il participe par sa présence à l'identification à ce que le texte ne cesse de travailler dans la désignation d'un « eux » (ces personnes âgées que nous écoutons) et un supposé « nous », à mille lieues de toute réalité sociologique. Nous, public venant rire de bon cœur et verser une larme face à des histoires de vie poignantes renvoyant possiblement à nos proches âgés. Paradoxalement, La Vie secrète des vieux dessine des catégories pour se proposer par son propos et sa forme de les relier. Il divise à gros traits pour mieux s'offrir comme un geste raccommodeur. La construction d'un « nous » et d'un « eux » se joue également (quoique différemment) lorsque Yasmine Hadj Ali donne deux raisons à la faible présence de personnes âgées noires, arabes ou asiatiques dans les EPAHD : « C'est pas dans notre culture / on n'a pas les moyens de le faire ». Deux énoncés divergents qui viennent titiller le spectateur mais dont la mise en équivalence annule tout potentiel critique au bénéfice du rire. Un rire qui ne va cesser d'être convoqué pour susciter complicité, bienveillance et, surtout, bien pensance – l'essentiel étant au fond les émotions auquel ce spectacle nous rappelle qu'il nous permet d'accéder.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage

1 Diane Scott, CORINEDADA, revue Incise #4, 2017.
2Ibid.