Tragique revisité

Jean-Pierre Han

14 octobre 2024

in Critiques

Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine. Mise en scène d’Arnaud Churin. L’Échangeur de Bagnolet, jusqu’au 19 octobre à 20 h 30 sauf le 17 à 14 h 30 et le 19 à 18 heures. Tél. : 01 43 62 71 20. reservation@lechangeur.org

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C’est l’honneur d’un « petit » théâtre, celui de l’Échangeur de Bagnolet que dirige Régis Hébette, palliant ainsi les défaillances des grandes institutions, que d’avoir mis à l’affiche Le Cadavre encerclé d’un des plus grands poètes de langue française : Kateb Yacine. La découverte du texte en 1959 en France, par l’intermédiaire de la mise en scène de Jean-Marie Serreau qui le présenta également à Bruxelles dans une distribution au sein de laquelle on trouvait, dans un rôle secondaire, Antoine Vitez, fut pour ceux qui purent voir le spectacle un véritable coup de tonnerre. Le critique dramatique, Gilles Sandier, n’y allant pas par quatre chemins, affirma que Kateb Yacine était le « fils légitime de Rimbaud, Claudel et Saint-John Perse » ajoutant que ce « maghrébin errant, comme il se nomme, [est un] révolutionnaire en marge de tous les régimes, et pour qui poésie et révolution constituent un acte unique ». Et c’est bien ce qui apparaît, de prime abord dans une aveuglante lumière, sur le plateau de l’Échangeur par la grâce d’Arnaud Churin et de ses camarades dans un spectacle à la production sans doute modeste pour ne pas dire fauchée (l’inventivité et l’esprit de troupe finissant, comme toujours, par surmonter les obstacles). C’est là la première qualité de cette production : nous donner à entendre cette voix unique qu’avait magnifiée Édouard Glissant dans sa préface à l’édition du livre au Seuil en 1959. Kateb Yacine avait entamé l’écriture de son texte avant novembre 1954, soit neuf ans après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrada perpétrés par l’armée française entre mai et fin juin 1945. Tout jeune homme il avait participé aux manifestations et avait été arrêté. Mais il va de soi que Le Cercle des représailles dépasse très largement ces événements (souvent biographiques) – aussi funestes soient-ils – pour atteindre une authentique dimension tragique universelle.

Dans Le Cercle des représailles apparaissent déjà – mais ce fut le cas dès ses premiers écrits – les linéaments de son œuvre future (poétique, romanesque, théâtrale…), et tous ses éléments constitutifs gravitant autour de celle qui donnera même le nom à un de ses romans, Nedjma, paru en 1956, mais en gestation sept ans auparavant… Ce qui est mis au jour dans une structure éclatée, comme toujours chez Kateb, convoquant autour de la personnalité du personnage principal Lakhdar (rôle qu’assume dans toute sa complexité Mohand Azzoug) au milieu d’autres figures de générations différentes (notamment avec Arnaud Churin soi-même dans le rôle de Tahar, le père)… ce sont bien les différentes strates de la vie et de la mort au cœur d’un dédale de rues, d’« Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca » comme il est dit par Lakhdar qui « n’en finit pas de mourir » dans l’admirable ouverture de la pièce. C’est une tragédie à la splendeur lyrique inouïe qui convoque déjà toute la lignée du personnage, et ce n’est pas un hasard si la pièce suivante de Kateb Yacine s’intitulera Les ancêtres redoublent de férocité…

Il faut remercier le metteur en scène et ses interprètes – outre Mohand Azzoug et Arnaud Churin déjà cités, Emanuela Pace (Nedjma), Shannen Athiaro-Vidal, Mathieu Genet, Marie Dissais et Noé Beserman) de nous restituer avec une réelle mais efficace simplicité (voir le travail scénographique signé Léa Jezequel et Elsa Markou, avec ses éléments qui « explosent », s’abattant les uns après les autres, et dont ne restent que des éléments épars de sa structure, et la composition musicale de Jean-Baptiste Julien qui accompagne la scansion de la poésie tragique de Kateb Yacine dans sa descente aux enfers.

Photo :  © Alain Rauline