Jeux de rôles
Tous les poètes habitent Valparaiso de Carine Corajoud. Conception et mise en scène de Delphine Lanza et Dorian Rossel. Théâtre de la Tempête, du 20 septembre au 20 octobre à 20 h 30.
Spectacle vu le 23 juillet 2023.
Si le vertige devant ce spectacle ne vous saisit pas c’est qu’à l’évidence vous devez avoir un petit problème que vous pourrez facilement surmonter… en lisant de la poésie, par exemple. La poésie et les poètes justement, c’est ce dont il est question dans le spectacle conçu et élaboré par le franco-suisse Dorian Rossel et Delphine Lanza à partir d’un texte de Carine Corajoud. Un spectacle qui vous guérira certainement, mais en vous faisant tourner la tête car vous allez être plongé dans une mise en abyme démultipliée si on ose dire. Tout cela à partir d’une histoire vraie et elle-même déjà parfaitement et délicieusement invraisemblable. On pourra toujours se dire qu’il s’agit d’un canular ou d’une posture littéraire dont nombre d’écrivains sud-américains ou un poète comme Pessoa ont raffolé, mais ce serait encore trop simple.
Soit donc le poète et artiste chilien Juan Luis Martínez qui n’eut de cesse sa vie durant de parler de la disparition de l’auteur, allant jusqu’à rayer son nom sur la couverture de son ouvrage, le presque mythique Nueva Novela dans lequel il avait inséré des poèmes certes mais avec des collages, des dessins, des photographies, et quelques objets bien réels comme des buvards ou des hameçons ! Il avait passé son temps à proclamer la disparition de l’auteur, lui-même ne laissant après sa mort survenue en 1993 qu’un recueil posthume, Poemas del otro (belle ambiguïté !) à n’ouvrir que bien des années après son décès… On trouve dans ce recueil le poème Qui je suis (toujours le même jeu de l’identité). Or ce poème publié de son vivant dans un journal local était devenu pour le jeunesse estudiantine de Valparaiso une sorte de cri de ralliement pour mettre à bas la dictature de Pinochet. Voilà donc qu’apparaît une dimension politique dont bien sûr le spectacle ne saurait faire l’impasse, mais qui ajoute encore à la complexité de l’ensemble. Car, l’histoire est loin d’être terminée, puisqu’un universitaire américain travaillant sur l’œuvre du poète finit par lever le lièvre : le poème a été écrit par un homonyme, ex-journaliste suisse-romand devenu travailleur humanitaire… Que l’on nous pardonne de sauter nombre de détails le concernant lui et son parcours que l’on retrouve bien sûr dans l’écriture de Carine Corajoud et la mise en scène de Delphine Lanza et de Dorian Rossel, sauf à signaler qu’à partir d’une donnée de base déjà complexe, le trio n’a pas hésité à ajouter des épisodes de leur cru nous menant par exemple au Québec avec un personnage inventé de toutes pièces, une comédienne célèbre grâce à son rôle dans une série, Cellule d’Urgence, et qui cherche les témoignages de personnages pouvant nourrir ses propres créations. Elle est ainsi amenée à interviewer une certaine Violetta (prénom donné en référence à la chanteuse Violeta Parra), qu’il sera question avec elle des années de plomb de la dictature de Pinochet.
Que faire théâtralement avec tous ces éléments ? Dorian Rossel nous livre sa réponse non pas en tentant de simplifier les choses, mais au contraire en les complexifiant, c’est-à-dire en multipliant les mises en abymes. Avec l’aide de ses trois comédiens, Fabien Coquil, Karim Kadjar et Aurélia Thierrée, tous épatants et d’une vive dextérité, il leur fait jouer une multitude de personnages – une casquette, une écharpe, une paire de lunette, suffisant à les faire passer, au vu et au su des spectateurs, d’un personnage à un autre –. Le tout dans un espace restreint, ils tiennent de bout en bout avec une certaine jubilation le pari de nous passionner avec Tous les poètes (qui) habitent Valparaiso avant, comme dit la chanson, de tous y aller… En attendant allons au théâtre de la Tempête…
Photo : © Daphné Bengoa