Bussang : premier rendez-vous réussi
Le Conte d’hiver de William Shakespeare. Mise en scène de Julie Delille. Théâtre du Peuple de Bussang. Du jeudi au dimanche à 15 heures, jusqu’au 31 août. Tél. : 03 29 61 50 48. theatredupeuple.com
Le texte de la pièce traduite par B.-M. Koltès est paru aux Éditions de Minuit.
À certains égards c’est à une sorte de quadrature du cercle à laquelle sont très volontiers confrontés les artistes chargés de diriger et d’animer le lieu mythique du Théâtre du Peuple de Bussang : la question étant de savoir comment rester dans la ligne de leur parcours théâtral tout en tenant compte des nombreuses règles et consignes qu’ils doivent respecter (durée du spectacle de 3 heures avec entracte, programmé à 15 heures, mélange au plan de la distribution avec l’important concours d’amateurs, ouverture finale des portes du théâtre sur la nature, etc.). On pense soudainement à ce qu’écrivait le compositeur Igor Stravinsky affirmant que les artistes n’étaient jamais aussi libres, et faire véritablement acte de création, que lorsqu’un maximum de règles leur étaient imposées…
Pour qui connaissait peu ou prou le parcours de Julie Dellile, la nouvelle responsable du lieu on pouvait légitimement se poser ce type de question. Passer de son univers « intérieur » intime sinon intimiste jalonné par des approches sensibles cueillies chez des romancières comme Anne Sibran ou Christine Singer, sans parler de sa constante et passionnée attention à l’œuvre de Paul Valéry dont on a tout récemment pu voir sa superbe Jeune Parque, n’allait pas de soi. Interrogations certes vite balayées au vu de son projet pour le Théâtre du Peuple organisé autour des trois axes de la « saisonnalité, la sensibilité et l’organicité ». Restait, sans jeu de mots, à juger sur pièces avec le choix de sa première grande mise en scène dans la salle mythique du Théâtre du Peuple.
D’emblée son choix de présenter Le Conte d’hiver de Shakespeare dans la traduction de Bernard-Marie Koltès (un mariage réussi entre le « classique » et le « contemporain » dans la constante préoccupation du plateau) s’avère judicieux en ce qu’il répond parfaitement aux attentes formulées ou pas par le Théâtre du Peuple et à l’esprit du travail que mène Julie Dellile depuis toujours. Tragi-comédie de la dernière partie de la vie du dramaturge anglais Le Conte d’hiver au titre qui donne dès l’abord, quelques indications au plan de son genre littéraire et théâtral tout comme à la question de la temporalité, une notion effectivement capitale dans le déroulement de la pièce. Choix donc d’un auteur universellement connu et qui, dans cette œuvre brasse différents genres, saisit pour ainsi dire la globalité de l’univers, des univers a-t-on envie de préciser…, développe toutes sortes de thématiques auxquelles Julie Dellile est particulièrement sensible comme en témoignent ses précédentes créations. À ceci près que cette fois-ci l’ampleur de la pièce de Shakespeare dépasse ce à quoi elle s’est jusqu’à présent confrontée. On ajoutera pour la petite histoire que, de manière toute personnelle, Le Conte d’hiver est une pièce que, comédienne, par le passé, elle a déjà jouée et qu’elle était plutôt heureuse de retrouver et d’en fouiller les moindres ressorts.
Il y a, à l’évidence, chez elle et avec la collaboration de sa dramaturge Alix Fournier-Pittaluga, une fine connaissance de la pièce de Shakespeare jusque dans ses recoins les plus cachés ; on notera comme dans toute grande œuvre différents niveaux de perception et de compréhension par-delà l’intrigue (ou les intrigues) clairement dessinée – notamment donc le mortelle jalousie du roi de Sicile Léontès (Baptiste Relat) à l’encontre de sa femme Hermione (Laurence Cordier) et de Polixènes, roi de Bohême (Laurent Desponds) – et qui, bien sûr évoque Othello, mais aussi, et plus finement, Hamlet ou d’autres œuvres. C’est sans doute vers ce qui n’est pas forcément évident – alors que le traitement scénique s’acquitte parfaitement de sa tâche visible – que le travail de Julie Delille est le plus intéressant ; elle poursuit ainsi son cheminement de spectacle en spectacle. Rien d’étonnant si l’environnement scénographique de Clémence Delille respecte la configuration initiale du théâtre jusque dans ses matériaux et s’y insère subtilement, alors que l’on retrouve ce qui fait la marque de la compagnie du Théâtre des Trois Parques que dirige la metteure en scène, aussi bien dans les tonalités (Julien Lepreux) que dans le travail sur les lumières (Elsa Revol), et surtout dans le jeu des acteurs parfaitement dirigés sachant que Baptiste Relat et Laurent Desponds sont des fidèles du Théâtre des Trois Parques. L’intérêt réside dans ce qui se joue dans les soubassements de la conscience, par-delà les genres traversés, tragique, comique, avec pastorale à la clé et moult situations convenues mais bien sûr recyclées par le grand Will qui n’avait jamais hésité à se servir de ce qui existait déjà, mais pour en faire son miel très personnel. Julie Delille lui emboîte le pas et se sert de toutes les contraintes, les apprivoise pour réaliser un beau spectacle lui aussi très personnel avec l’aide des amateurs (qui pour certains d’entre eux sont déjà aguerris) établissant ainsi un lien fort avec la population de la région.
Photo : Christophe Raynaud de Lage