Feu d'artifice à Villeurbanne
Les Invités, le festival [toujours ] pas pareil. Entièrement gratuit du 19 au 22 juin 2024 à Villeurbanne. Sous la direction de Nadège Prugnard.
À un journaliste qui lui demandait ce que l’on pouvait lui souhaiter pour cette nouvelle édition (nouvelle dans tous les sens du terme) du festival « Les Invités » à Villeurbanne, Nadège Prugnard, désormais à la tête de cette manifestation vieille de 22 ans – âge de raison très largement dépassé ! – répondit tout de go : « Du soleil ! », revenant un peu plus loin après un petit développement sur les attendus du festival, et comme pour clore l’entretien, de répéter : « Du soleil ! ». Or du soleil malheureusement, il n’y en eut pas au terme des quatre jours de ce marathon des rues, et le bouquet final ne put se dérouler qu’entre deux averses alors que la directrice, mobile en mains, n’avait cessé de se renseigner auparavant auprès de la météo pour savoir ce qu’il en serait des différentes représentations au fil des heures. On aura dès lors compris que si le soleil tant attendu a quand même brillé, ce fut en chacun des nombreux participants dans leurs fors intérieurs, public et artistes joyeusement mêlés – c’est l’une des caractéristiques du théâtre de rue que ce brassage –, et ce soleil-là, effectivement, a brillé de mille éclats.
Cela faisait trois années que le festival n’avait pas eu lieu : c’est donc un formidable retour que cette édition, un retour qui tombe d’autant mieux que début janvier Nadège Prugnard a été nommée à la tête des Ateliers Frappaz, le Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public (CNAREP) qui assure la programmation artistique des Invités. Une nomination qui est à marquer d’une pierre blanche puisque c’est une artiste – une première – au parcours riche et fort qui prend en charge cette fonction. Autre point de convergence temporelle, Villeurbanne dont on connaît la très riche histoire sociale et culturelle a été nommée « Capitale française de la culture 2022 » : c’est donc tout naturellement dans le sillage de cette distinction que renaissent aujourd’hui les Invités qui entendent perpétuer, en élargissant son champ d’action, une ancienne tradition d’accueil et d’ouverture de la cité. Rien de tel que de continuer à œuvrer dans les arts de la rue qui répondent à cette ouverture tous azimuts aussi bien au plan artistique interne qu’au plan de l’ouverture vers d’autres horizons avec notamment l’accueil d’artistes venus des quatre coins du monde, du Bénin, du Congo, du Chili, de Belgique, du Cameroun, d’Espagne, de Suisse et de Palestine, avec Ahmed Tobasi (The Freedom theatre) qui a été arrêté en décembre dernier au moment où le théâtre de Jenine était saccagé par les forces israéliennes… et l’on aura été particulièrement heureux de voir le malgache Jean-Luc Raharimanana programmé avec le musicien Tao Ravao…
Impossible d’énumérer les nombreuses manifestations (environ quatre-vingts pour une centaine de représentations) de tous ordres et de toutes formes, de théâtre, musique, danse, performance, cirque, etc., mêlant artistes reconnus comme Dieudonné Niangouna et artistes en devenir ou même débutants, un joyeux mélange de générations, à l’heure où les « historiques » du théâtre de rue comme Pierre Berthelot de Générik Vapeur font le bilan de leurs parcours – le livre de Bertrand Dicale et de Michel Peraldi, Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue est à cet égard tout à fait emblématique –, tout en continuant à œuvrer, et d’autres encore comme Philippe Phéraille, avec le Phun théâtre, qui présentait ses Contes refaits sur le parking d’un super marché, Emma Drouin du Deuxième groupe d’intervention, etc. Tout ce petit monde que l’on retrouve et que l’on croise au cours des déambulations, et même lors de rencontres « organisées », car c’est cela aussi le théâtre de rue, l’arpentage des lieux de la ville (certains nouveaux par rapport aux autres années comme nous le confiait une fidèle spectatrice), avec les paroles échangées avec des « inconnus ». Retrouvailles – toujours un plaisir de recroiser Guy Alloucherie… – et découvertes sont les deux leitmotiv de cette grande parade de quatre jours.
Ce festival de théâtre de rue (l’appellation semble tout à coup trop restrictive !) se distingue tout particulièrement des autres festivals de ce type : dans la volonté affirmée de Nadège Prugnard de faire la part belle aux écritures contemporaines. Rien d’étonnant de la part d’une autrice, par ailleurs, bien sûr, metteure en scène et comédienne, que ce focus. Et ce n’est certainement pas un hasard si l’une des actions forte du festival aura été la création d’un journal papier, Les Cracheurs de feu, dans lequel la directrice publie un très beau et percutant manifeste dont je ne citerai que la première et la dernière phrase : « Nous sommes naissance »… « Nous incendions les blancs du poème comme un temps commun de radicalité critique et d’amour mon amour »… On ne saurait être plus incisif : et au cas où subsisterait la moindre once d’ambiguïté, son édito lèvera tous les doutes : le journal – le festival – se veut un « espace de résistance verbale et picturale ”artiviste”. Un journal ”pas pareil”… ». Journal et festival pas pareils effectivement. Surtout avec la question de l’écriture au cœur de l’espace public. Un simple coup d’œil sur la programmation avalise cette assertion : Charles Pennequin, Jean d’Amérique, Carole Thibault, Nathalie Hounvo Yekpé, Jean-Luc Raharimanana ou Eugène Durif dont la pièce Tonkin-Alger a été interprétée par des étudiants au collège du… Tonkin !… ont été de la partie.
Un simple coup d’œil sur le déroulé du journal de 28 pages grand format donne un formidable aperçu de la politique de l’ensemble du festival, avec la mise en valeur des autrices béninoises, les portraits d’André Minvielle, d’Otomo de Manuel, d’Ahmed Tobasi, de Bernard Natalucci, de Guy Alloucherie, de Guillermina Celedon, de Karelle Prugnaud ou de Stéphane Girard à qui était confié le bouquet final du festival avec la bien nommée Place des Anges… À eux tous ils donnent, avec quelques autres artistes, une formidable ligne éditoriale (et de programmation du festival) parfaitement parlante.
Cette ligne justement aura été on ne peut mieux dessinée par le formidable spectacle de Karelle Prugnaud, Moins que rien d’Eugène Durif que l’on retrouve ici dans une version très personnelle du Woyzeck de Georg Büchner. Le travail réalisé par Karelle Prugnaud dont on avait pu voir juste avant une performance déjantée, Ne me dis pas qu’il ne faut aimer personne, de Tarik Noui offert dans le petit espace d’un café-PMU (c’est une des volontés des Invités que d’investir ce type de lieu public), le travail d’une inventivité très personnelle et sans limite de Karelle Prugnaud pour donner corps à la parole de Durif, avec cabine téléphonique transformée en aquarium pour humain, grue pour chantier, table de mixage en vue pour expériences sonores confinant à la torture, est absolument étonnant au sens fort du terme : il n’aura cependant été rendu possible que par la présence d’un comédien d’exception, Bertrand de Roffignac, dont c’était la première expérience de théâtre de rue, mais sûrement pas la dernière désormais si tant est que Karelle Prugnaud veuille bien l’accompagner…
Ce type de spectacle qui mêle tous les genres, qui ne craint pas de jouer avec les limites de l’imagination, entre rêve (cauchemar) et réalité est l’emblème même de ce festival décidément « pas pareil ».
Photo : © Michel Cavalca