Le chemin de Kystian Lupa
Balkony – Piesni Milosne (Balcons – Chants d’amour) de Krystian Lupa d’après John Maxwell Coetze et Federico Garcia Lorca. Printemps des comédiens les 14 et 15 juin 2024.
Au moment où tout le monde se demandait si les Émigrants pourraient voir le jour au théâtre de l’Europe-Odéon après avoir été annulé pour les raisons que l’on sait au festival d’Avignon, Krystian Lupa travaillait déjà, chez lui en Pologne, à sa prochaine création Balkony – Piesni Milosne (Balcons – Chants d’amour) qui sera créé au début de l’année 2024 à Wroclaw. C’est cette production qui vient de faire deux fois seulement les beaux jours du Printemps des comédiens qui avait déjà, par le passé, accueilli le metteur en scène et qui fait œuvre une fois de plus, et comme avec d’autres créateurs, de réelle fidélité.
D’un spectacle à l’autre, de Winfried Georg Sebald pour les Émigrants à Federico Garcia Lorca et John Maxwell Coetzee cette fois-ci, on pourrait penser que nous ne sommes pas tout à fait dans les mêmes problématiques, et pourtant, nous retrouvons entre les deux spectacles la même tonalité, la même couleur, ce qui pourra sembler être une évidence, puisque de l’écriture à la mise ne scène, à la scénographie aux jeux de lumières, tout est toujours signé Krystian Lupa, maître absolu de l’univers – son univers – présenté sur scène. De Sebald à Lorca et Coetze c’est le même chemin qui est emprunté. La relation entre les trois auteurs réside bien dans la manière qu’a Lupa de les intégrer dans son propre univers qui apparaît comme une recherche de ce qu’il y a de plus enfoui au fond de sa conscience, de sa mémoire, plongeant au plus profond de son enfance. Dans une sorte de rêve ? C’est tellement affirmé comme un récit à la première personne du singulier que Lupa « apparaît » en personne par le truchement de sa voix, omniprésente sur le plateau. On le sait depuis toujours : en coulisse ou près de la table de régie Lupa est présent et chantonne, commente ce qui se passe sur le plateau, murmure, maugrée, dirige, donne des ordres sur la conduite des événements… Son omniprésence est revendiquée : elle autorise cette juxtaposition entre le texte de J. M. Coetze, L’Été de la vie, qui met en scène un universitaire chargé d’établir la biographie de l’auteur auprès de 5 femmes l’ayant connu (il ne sera question dans le spectacle que de la première d’entre elles, son amante), et celui de F. G. Lorca, La Maison de Bernarda Alba qui n’abrite que des femmes, la mère, une veuve, et ses cinq filles. Quelle relation entre ces deux œuvres dont l’une se passe en Afrique du Sud, celle des Afrikaners, et l’autre dans un petit village en Andalousie ? On finirait peut-être par trouver et élaborer des réponses à cette interrogation, mais à vrai dire ce n’est peut-être pas franchement la question. Lupa entrelace savamment les deux textes, les deux espaces et les intègre dans un savant et très intéressant dispositif scénique, image d’un mur décati, celui d’un prison ? En tout cas renvoyant à l’idée d’enfermement et dont les seules « ouvertures » seront procurées par des images projetées. L’architecture de cette scénographie, avec ses différents paliers, ses balcons de part et d’autres de la scène et en hauteur (K. Lupa joue de la verticalité et de l’horizontalité des éléments qui sont parfaitement pensés et structurés. Elle sert donc de cadre aux deux propositions dans lesquelles il s’agit, comme toujours chez lui, de gérer au mieux la lente temporalité qu’il rythme en prenant appui sur un important travail sur le son (c’était flagrant et sans interruption dans Les Émigrants) ; c’est moins patent ici mais tout aussi fort avec les lointaines chansons de Chavela Vargas ou de Nina Simone, et surtout le quintet à cordes en C majeur de Schubert.
Le monde que nous offre Krystian Lupa est un monde aux confins de la mort, et les Chants d’amour (c’est la deuxième partie du titre du spectacle qu’il faut se garder d’oublier) ne font qu’accentuer cette sensation, les comédiens à la présence forte (à hauteur de leur talent) ne sont dès lors, peut-être, que des fantômes. Avec dans le premier opus, Tomas Lulek, l’universitaire, Andrzej Klak, l’auteur en personne et Marta Zieba la jeune femme, que l’on retrouve parmi les cinq filles de la despotique Bernarda Alba, Halina Rasiakovna, aux côtés d’Anna Ilczuk, Ewa Skibinska, Janka Woznicka et Ola Rudnicka.
Lupa poursuit son chemin : c’est la meilleure des nouvelles.
Photo : © Natalia Kabanow