Des "Paravents" d’aujourd’hui ?

Jean-Pierre Han

10 juin 2024

in Critiques

Les Paravents de Jean Genet. Mise en scène d’Arthur Nauzyciel. Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 19 juin 2024, à 19 h 30. Tél. : 01 44 85 40 40.

Les-Paravents_©Philippe-Chancel-TNB-2023 (4) min

Les Paravents de Jean Genet. Mais quels Paravents ? Peu montée en raison d’une distribution plus que pléthorique, en raison d’éventuels problèmes techniques à venir pour son montage et sans doute aussi des « exigences » scéniques formulées par l’auteur, le chef-d’œuvre de Genet a peu été mis en scène depuis sa création en France par Roger Blin en 1966 à ce même théâtre de l’Odéon, encore théâtre de France avant de devenir celui de l’Europe. Une création qui en outre, dans sa quasi perfection, dans son extrême fidélité à l’œuvre de l’auteur, fait toujours autorité, une autorité que bien sûr l’extrême droite et les fascistes de l’époque avaient contestée avec leurs habituels « arguments » très physiques. L’affaire se retrouva ainsi jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale, avec intervention du ministre des Affaires culturelles de l’époque, André Malraux… Ce qui n’a, au bout du compte, fait qu’accentuer le côté presque mythique de la création de Roger Blin dont ceux qui ont eu, comme moi, la chance de la voir gardent encore un vivace souvenir. Depuis, bien sûr, les metteurs en scène qui se sont quand même confrontés à la pièce de Genet ont surmonté, chacun à sa manière, les difficultés du texte, à commencer par Patrice Chéreau, en 1983, jusqu’à plus récemment Frédéric Fisbach en 2007.

On ne s’étonnera donc pas de voir Arthur Nauzyciel qui a déjà fréquenté l’œuvre de Genet, en travaillant notamment sur Haute surveillance et Splendid’s, s’attaquer cette fois-ci aux Paravents. « S’attaquer » étant d’ailleurs bien le terme, car il s’agit bien d’un affrontement singulier avec la pièce de Genet d’où ont disparu les fameux paravents (mais ce n’est pas nouveau, Chéreau les avait déjà éliminés), remplacés par un monumental escalier style Eisenstein dans son Cuirassé Potemkine. Un monumental escalier aux marches assez hautes pour que les interprètes soient obligés de faire un effort physique pour les gravir. En outre cet inamovible escalier prend tout l’espace de la scène. Ce sera donc aux acteurs de figurer par leur jeu les nombreux espaces prescrits par l’auteur : forêt, mer, montagne, route, bordel, intérieur de maison, etc. pourquoi pas ? À ce stade c’est accorder aux comédiens une importance capitale puisqu’il s’agit pour eux de tout faire et de tout figurer par leur simple présence. Il y a, à ce stade, une volonté délibérée de s’appesantir sur leur physicalité, et l’on comprend mieux les quelques arrêts sur image, dans des postures particulières, que le metteur en scène très axé sur les compositions visuelles des scènes (Arthur Nauzyciel a fait des études en arts plastiques et en cinéma…) propose à maintes reprises.

Est-ce pour autant qu’il rend justice à la pièce de Jean Genet qu’il a élaguée, ce dont on ne saurait lui reprocher ? Rien n’est moins sûr, et juger sur pièce justement – et sans jeu de mots – est d’autant plus difficile que se pose la question basique de la compréhension de ce que l’on voit et de ce que l’on est censé entendre. Il y a malheureusement une grande confusion de l’ensemble, même si on saisit bien que l’on évolue dans un autre espace-temps, ou plus exactement sans espace-temps puisqu’il s’agit d’un monde de mort ou de rêve qui parcourt toute l’œuvre et dans lequel tous les protagonistes, anciens ennemis, se retrouvent. Il y a une sorte d’uniformité de l’ensemble, une grisaille malgré certains costumes aux couleurs volontairement criardes, qui contredit le foisonnement de l’œuvre. On se demande si finalement cette scénographie signée Riccardo Hernandez, même avec en son milieu un cadre en bois, sert vraiment la pièce. Les comédiens dont on connaît le talent par ailleurs (Marie-Sophie Ferdane, Xavier Gallais, Hammou Graïa, Mounir Margoum…) se retrouvent ici en porte-à-faux. Et que dire de la séquence filmée d’un cousin du metteur en scène lisant les lettres de son fils médecin militaire, appelé près de Tlemcen et soignant aussi bien les soldats français que la population locale durant le conflit. Une séquence qui contredit ce que Genet n’a cessé de dire et de répéter à savoir qu’il ne s’agissait pas pour lui d’écrire une pièce politique en décrivant une réalité historique… En revanche il était bien légitime qu’Arthur Nauzyciel s’appuie sur une autre réalité que celle de Roger Blin puis de Patrice Chéreau, et tente de décaler l’axe de notre regard et de notre perception de la pièce, mais le résultat au final laisse franchement à désirer.

Photo : © Philippe Chancel