Réjouissances tragiques

Jean-Pierre Han

9 juin 2024

in Critiques

Portrait de famille. Une histoire des Atrides. De et par Jean-François Sivadier. Création au Printemps des comédiens le 31 mai 2024. Une grande tournée est prévue dès la rentrée de septembre au CDN du théâtre de la Commune d’Aubervilliers, puis aux scènes nationales de La Rochelle et de Poitiers, au CDN de Béthune, puis au Rond-Point à Paris.

Eugène Durif, Au bord du théâtre, tome III. La rumeur libre, éditions. 408 pages, 22 euros.

Portrait de famille_3_©Marie Clauzade

Les temps sombres que nous traversons le veulent : on assiste à une recrudescence de spectacles à partir des tragiques grecs revus et corrigés avec plus ou moins de bonheur pour parler de notre époque sans vraiment se soucier de la réalité historique de ces œuvres. Un reproche que l’on se gardera bien d’adresser à Jean-François Sivadier qui s’attaque, lui, avec un extrême bonheur à Une histoire des Atrides (ainsi annoncée comme étant la sienne propre en toute subjectivité) avec cette délicate précision qu’il s’agit, sous sa plume et sous sa direction scénique, d’un Portrait de famille… ce qui nous donne une indication sur le traitement du spectacle composé d’une série de tableaux, ce qui, également, tombe plutôt bien en l’occurrence, puisque la réalisation est faite – comme pour le travail de Georges Lavaudant à partir du Malheur indifférent de Peter Handke – avec des jeunes gens sortis de la dernière promotion d’une grande école de théâtre, le CNSAD. Comme chez Lavaudant ils sont quatorze sur le plateau, du coup la répartition des rôles, leur équilibre pour que tous puissent s’exprimer à part à peu près égale, aura bien sûr influé sur la composition (écrite et scénique) de Jean-François Sivadier. Et nous voici donc devant une série de portraits qui, reliés les uns aux autres, vont donc former l’histoire des Atrides que presque tout le monde connaît peu ou prou à travers ses souvenirs scolaires que Jean-François Sivadier va donc raviver, en faisant feu de tout bois, allant gaîment piocher chez le trio formé par Eschyle, Sophocle et Euripide, mais pas que : il y a aussi de la matière de chez Sénèque ou d’Homère par exemple (lequel transformé en reporter chargé de suivre l’affaire – la guerre de Troie – apparaît même dans le spectacle !).

Dans le bel environnement scénographique créé par les étudiants en 4e année de l’École des Arts Décoratifs de Paris, conçu pour se transformer rapidement tout en laissant un vaste espace nécessaire pour permettre aux comédiens d’évoluer à leur aise et à leur guise entre tragédie et comédie que les facéties du metteur en scène ne manquent pas de faire surgir. Et c’est à une véritable fête théâtrale à laquelle nous sommes conviés, une fête qui se décline pour une grande part autour de l’axe majeur de la guerre de Troie, ses préparatifs et ses conséquences. Somptueux défilé avec Iphigénie, Agamemnon, Clytemnestre (qu’interprète Marine Gramond, une authentique révélation), Éghiste qui n’a jamais été à pareille fête (Sivadier lui donne longuement la parole !), Électre, Oreste, etc. Figures et personnages que les comédiens s’approprient avec une juvénile autorité. Mais soyons clair : ce spectacle n’est pas un spectacle d’élèves-comédiens, tout comme pour la travail de Lavaudant encore une fois, c’est une réalisation totalement professionnelle. Comme telle d’ailleurs elle est promise à une grande tournée la saison prochaine dans des grandes institutions.

Jean-François Sivadier a tiré le meilleur de ses interprètes, recréant un véritable esprit de troupe (ce qu’il parvient à faire dans la plupart de ses réalisations). Comme, c’est vrai, « la mythologie grecque est inépuisable » il aura eu tout loisir pour y plonger – trop peut-être, c’est franchement le seul reproche que l’on pourrait lui faire – et avec une douloureuse ironie cet état de guerre permanent qui est bien sûr aussi le nôtre aujourd’hui.

Le hasard faisant bien les choses, je reçois ces jours-ci le 3e volume des œuvres d’Eugène Durif entièrement consacré sur plus de 400 pages à toutes ses pièces et textes tournant autour de la question du tragique grec. Ils ont été parfois réalisés en proximité avec le plateau de metteurs en scène comme Éric Lacascade, un autre fidèle du Printemps des comédiens où il avait d’ailleurs présenté Œdipe-roi l’année dernière… Dans le livre de Durif il est question des « lambeaux de la tragédie », de « la voix cassée de la tragédie » : on y trouve même une « tentative de raconter une histoire de famille » où il décline sur plus d’une page toute la généalogie de ladite famille en partant notamment du personnage d’Électre, tout comme Jean-François Sivadier dans la deuxième partie de son spectacle…

Photo : © Marie Clauzade