Une terrible simplicité
Le Malheur indifférent de Peter Handke. Mise en scène de Georges Lavaudant. Spectacle créé au Printemps des comédiens le 31 mai 2024.
En proposant à la dernière promotion des 14 élèves de l’École nationale supérieure d’art dramatique (ENSAD) de Montpellier dirigée par Gildas Milin, de travailler sur le roman de Peter Handke, Le Malheur indifférent, Georges Lavaudant n’a pas craint la haute voltige. C’est certes désormais monnaie courante de ne pas monter des spectacles à partir de textes dramatiques, mais dans le cas de Peter Handke la difficulté est accrue dans la mesure où la langue de l’auteur est ici particulière et qu’en outre ce texte au cœur même de son œuvre s’avère singulière, pas tout à fait dans la même ligne, en tout cas, que ses grands textes théâtraux et même que ses autres romans. Qu’à cela ne tienne Georges Lavaudant, lui, est dans son élément. D’abord parce qu’il est un féru de littérature et notamment d’œuvres romanesques, et que tout au long de sa carrière il a toujours côtoyé et travaillé avec des écrivains comme Jean-Christophe Bailly Michel Deutsch et quelques autres, et que lui-même n’a pas hésité à mettre la main à la pâte. Il se trouve aussi qu’il voue à Peter Handke une grande admiration même s’il ne s’est jamais confronté à une de ses œuvres sur la scène.
Belle approche commune avec les jeunes comédiens pour flirter avec l’impossible – qui constitue tout l’art du théâtre ! – et qui, au résultat, donne un spectacle étonnant de force et de beauté. Car ce Malheur indifférent est une parfaite réussite. Constituée en deux parties distinctes elle touche au plus profond dans un travail théâtral où tous les acteurs de la promotion trouvent à s’exprimer à part égale (ce qui n’est pas toujours le cas dans les spectacles de sortie de promotion) à faire montre de leur talent. Tous se retrouvent dans une dynamique de participation remarquable signe d’une totale confiance envers le metteur en scène. À très juste raison : on retrouve le Lavaudant des meilleurs jours, celui qui nous a envoûté avec ses visions scéniques qui imprègnent encore nos mémoires. De voir ces jeunes comédiens participer avec fougue et maîtrise à l’élaboration de ces visions au service d’une pensée cohérente est un authentique régal. Car il s’agit bien de cela tout de même. Si la première partie du spectacle très visuelle et fort réjouissante avec ses chants, ses musiques et ses danses au service d’une pensée qui va se découvrir et se resserrer dans la deuxième partie, si cette partie lorgne vers un divertissement qui peine à cacher une toile de fond historique (et donc sombre, puisqu’elle recouvre une période catastrophique, des années 20 aux années d’après-guerre jusqu’en 1960), le soudain contraste nous ramène brutalement à la réalité des choses. Cette réalité du Malheur indifférent, c’est le suicide méticuleusement organisé de la mère de Peter Handke à l’âge de 51 ans. L’âpreté de cette situation est rendue par une réorganisation de la structure du récit et un travail au plus près de la langue utilisée rendant compte d’un parcours de femme ne pouvant mener qu’à sa dépression en ces temps bouleversés. « Naître femme dans ces conditions (celles que l’auteur vient de décrire) c’est directement la mort » est-il simplement précisé. Georges Lavaudant et ses comédiens s’en tiennent dès lors scéniquement à ce constat. Saisissant.
Photo : © Clara Lambert