Personnages d'un autre monde

Jean-Pierre Han

5 juin 2024

in Critiques

Sur l’autre rive. Variation théâtrale. Librement adapté de Platonov d’Anton Tchekhov. Cyril Teste/Collectif MxM. Spectacle créé à Bonlieu (Scène nationale d’Annecy) le 2 mai 2024, repris au Printemps des comédiens. Avant une très grande tournée au théâtre Amandiers-Nanterre, à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, au théâtre du Rond-Point à Paris, etc.

Sur lautre rive - 30-04-24 - ©Simon Gosselin 1-79

En s’attaquant au Platonov de Tchekhov, on est en droit de se demander si Cyril Teste n’a pas tout simplement tenté de réaliser une quadrature du cercle. À tel enseigne d’ailleurs qu’il a baptisé son spectacle d’un autre nom que celui du personnage principal de la pièce. Un autre nom qui est une belle trouvaille et qui, d’une certaine manière, décrit bien la ligne de son travail. C’est bien Sur l’autre rive qu’il entend nous offrir sa vision du texte de Tchekhov, allant jusqu’à préciser qu’il s’agit d’une « variation théâtrale » (librement adaptée de Platonov). Pourquoi tant de précautions ? Pour dire d’emblée qu’il est impossible d’établir un spectacle à partir d’une œuvre insaisissable, parce qu’inachevée ou avec des blancs, parce que l’ordre des textes que l’on possède peut varier, presqu’à l’infini. Le récent metteur en scène de la Mouette qui a connu un beau succès (ici même au Printemps des comédiens avant de partir dans une grande tournée) a fait appel à Olivier Cadiot pour traduire le texte qu’il a ensuite adapté à la scène avec Joanne Delachair. C’est aussi que ce Platonov a été maintes fois monté et par les plus grands noms du métier, à commencer par Jean Vilar au TNP en 1956 – pour ne pas non plus remonter à la nuit des temps ! – puis par Patrice Chéreau en 1987, Georges Lavaudant – ici présent et fidèle au Printemps ! – en 1990, Jacques Lassalle en 2003, et j’en passe beaucoup... À chaque fois dans des traductions-adaptations différentes, Pol Quentin pour Vilar sous le titre de Ce fou de Platonov, Elsa Triolet, Françoise Morvan et André Markowicz, Rezvani, d’autres encore…

À vrai dire comme le dit Françoise Morvan : « Il n’existe, à proprement parler, pas de pièce intitulée Platonov »… Qu’a donc proposé (et inventé) Cyril Teste avec son Collectif MxM dont une grande partie est convoquée sur le plateau dans une sorte de grandioses retrouvailles, comme si, pour ce spectacle, il fallait absolument fouailler dans la mémoire du Collectif : à l’histoire de Platonov, vient se superposer celle de Cyril Teste et de son groupe. Le tout dans une ambiance faussement festive – et au fond plutôt mortifère –, et alors qu’une quinzaine de spectateurs ont été invités à festoyer pour cette réunion, car enfin s’il n’y a donc pas, « à proprement parler, de pièce intitulée Platonov », il faut bien en inventer une. C’est ce que propose donc de faire Cyril Teste. Sauf que malgré ses efforts et celui de ses complices, cela ne marche pas vraiment encore. Quelque chose ne fonctionne pas tout à fait, et les comédiens, Olivia Corsini dans sa robe mauve – on ne voit qu’elle – en tête, ont beau faire des efforts inouïs jusqu’à surjouer, le tout reste relativement plat. On aura compris que rien n’est peut-être plus difficile que de surfer sur du vide, le vide de l’existence que distille le jeune Tchekhov (il a même pas vingt ans au moment de l’écriture de son texte), le vide, l’ennui de toute une petite société appelée à disparaître et dont Platonov est « le meilleur représentant de l’incertitude actuelle » (dans la traduction d’Elsa Triolet), un personnage en creux en quelque sorte. C’est cruel, mais c’est ainsi, et Cyril Teste, comme toujours, a beau lancer ses cadreurs pour filmer en gros plans des scènes plus intimes entre les protagonistes, rien n’y fait. On le regrette car les comédiens, nous les connaissons pour la plupart et les avons appréciés dans les autres spectacles du collectif, dans la Mouette par exemple, Vincent Berger, Katia Ferreira, Emilie Incerti Formentinin, Haina Wang et leurs camarades, ils se perdent, alors que très paradoxalement dans le film réalisé par Cyril Teste lui-même pour Arte et qui sera diffusé à la rentrée tout fonctionne à merveille… Étrange paradoxe qui interpelle.

Photo : © Simon Gosselin