Une "Mouette" argentine regénérée

Jean-Pierre Han

3 juin 2024

in Critiques

Gaviota (Mouette) d’après La Mouette de Tchekhov. Mise en scène de Guillermo Cacace. Représentations au Printemps des comédiens du 30 mai au 2 juin 2024.

Gaviota_2_©Francisco Castro Pizzo

L’ouverture de la 38e édition du Printemps des comédiens se sera donc faite sous les ailes (protectrices ?) de La Mouette de Tchekhov revue et condensée par l’argentin Guillermo Cacace avant de s’en aller voler en éclats un peu plus tard dans la soirée dans une adaptation signée Cyril Teste et Olivier Cadiot qui ont rêvé et joué de singulières variations théâtrales Sur l’autre rive – c’est le titre, fort juste pour ce qui concerne le sujet du spectacle conçu à partir du Platonov du même Tchekhov. Il n’est pas jusqu’à la représentation du lendemain par Georges Lavaudant à partir du texte de Peter Handke, Le Malheur indifférent, qui ne porte de manière surprenante la trace à un moment donné d’une réplique tirée de La Mouette. C’est dire !…

En préambule à sa proposition théâtrale sur La Mouette Guillermo Carace, le metteur en scène, prit bien soin, le premier soir, de nous préciser qu’il œuvrait du côté des scènes alternatives de son pays, et non pas du côté du circuit officiel. À voir son spectacle on le comprends aisément, même si la notoriété de Carace dépasse largement la simple sphère alternative. Et ce n’est que justice, tant la proposition que nous offre le Printemps des comédiens est probante : une authentique et forte révélation, qui se développe délibérément hors des sentiers battus. Que l’on en juge : pas de scène, mais simplement une grande table qui occupe tout l’espace central du lieu (ici la petite cabane Napo). Une grande table donc autour de laquelle outre quelques spectateurs ont pris place cinq comédiennes, en pleine répétition ou à une étape d’un travail à venir. En tout cas, à côté de quelques bouteilles d’eau et de vin, de quelques biscuits, de feuillets épars et d’un livre, celui de la correspondance entre Tchekhov et Lydia Mizinova qui inspira sans doute le personnage de Nina, la mouette, et que l’excellent Nicolas Struve s’était chargé de traduire et de faire éditer, les cinq comédiennes ont devant elles le texte qu’elles doivent interpréter (elles connaissent pourtant leurs rôles sur le bout des doigts si on ose dire). Cinq femmes donc pour assumer tous les rôles de la proposition élaborée par Guillermo Cacace et son dramaturge Juan Ignacio Fernandez. Soit la Mouette de Tchekhov, mais resserrée autour des cinq principaux rôles de la pièce. Une sorte de condensation qui s’avère d’une redoutable efficacité. Et l’on redécouvre le texte de Tchekhov que l’on croyait pourtant connaître presque par cœur à force d’avoir vu et entendu tant et tant de propositions (dont celle, il n’y a pas si longtemps de cela, de Cyril Teste). Parce qu’il est porté et distribué avec une rare intensité par les cinq comédiennes, Clarissa Korovsky, Marcela Guerty, Paula Fernandez Mbarak, Muriel Sago et Romina Padoan dont le jeu, alors qu’elles restent assises derrière la table, est simplement extraordinaire dans la gestuelle, le port de voix, et ces regards qui disent tout des relations dites et non dites entre les unes et les autres. Du grand art sans aucun doute, et l’on se pose la question, pour prolonger le plaisir, si nous avons assisté là à un travail achevé, ou si ce n’est là qu’une étape d’un processus qui ne saurait se terminer, ce que l’on souhaite tant le plaisir aura été grand à cette simple Mouette…

Photo : © Francisco Castro Pizzo