Un très précieux Mandat

Jean-Pierre Han

26 avril 2024

in Critiques

Le Mandat de Nikolaï Erdman, traduction d’André Markowicz. Mise en scène de Patrick Pineau. Théâtre de la Tempête, jusqu’au 5 mai, à 20 heures. Tél. : 01 43 28 36 36.

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C’est un ouragan qui emporte tout sur son passage : il s’agit du Mandat de Nikolaï Erdman, tout juste né avec le XXe siècle et qui commit cette pièce, sa première et avant-dernière de toute sa production théâtrale, mise en scène avec un incroyable succès par Meyerhold, lui-même, au point d’être jouée 350 fois dans le théâtre du maître (le TIM), et avant d’être à nouveau représentée dans de nombreuses villes du pays, et même à l’étranger. Il fallut attendre 1930, pouvoir stalinien désormais bien en place, pour que la pièce soit retirée de l’affiche du TIM. Il faudra aussi attendre la mort de Staline, et les suites du XXe Congrès du parti communiste pour qu’elle puisse être remontée…

Un véritable ouragan donc. Des employés du théâtre firent le décompte du rire des spectateurs durant le spectacle : moyenne de 336 fois, soit 92 fois par heure ! Une comédienne raconte même que le rire de la salle se transformait parfois en gémissements de douleur… C’est sans doute pour rivaliser avec ces statistiques que Patrick Pineau qui connaît bien Nikolaï Erdman (il a déjà mis en scène la seconde pièce de l’auteur, Le Suicidé, au festival d’Avignon), s’est évertué à mener son travail à un train d’enfer, quasiment sans respiration aucune, ce qui en marque d’ailleurs sans doute sa limite. En tout cas, le cœur y est !

C’est aussi que l’auteur s’y connaissait bien en matière de vaudeville très prisé à l’époque dans le pays, et s’il n’a effectivement écrit que deux pièces avant de se tourner vers l’écriture de scénarios, il n’avait pas dédaigné de se faire la main avant Le Mandat avec « quelques petits sketches, des paroles de chansons, des parodies sur des thèmes d’actualité, etc. » comme le précise le premier traducteur de la pièce, Jean-Philippe Jaccard. Bien sûr Le Mandat outrepasse largement le qualificatif de vaudeville, c’est, pour reprendre l’expression de la grande spécialiste Béatrice Picon-Vallin, « une pièce politique sérieuse, bâtie sur une intrigue complexe et désopilante ». Pour en démêler les fils, Patrick Pineau s’est servi de la traduction d’André Markowitz qui n’a pas manqué de faire des ajouts, tout comme, paraît-il, le metteur en scène lui-même, ce qui ne s’avère pas forcément une bonne idée, la pièce étant déjà en elle-même plutôt complexe, et ce qui la rallonge quelque peu.

Dans la lignée de Gogol, Nikolaï Erdman développe donc son intrigue, ou plutôt ses intrigues, mêlant et démêlant à loisir tous ses fils. Véritable pelote vaudevillesque donc, mais pas que, et c’est bien le deuxième versant qui en fait toute sa valeur. Comme si le vers critique (politique) était venu se lover dans le fruit du vaudeville. D’ailleurs, point d’ambiguïté, nous sommes sans doute à Moscou dans des temps de trouble latence – Lénine est mort début 1924 et Staline va très vite prendre le pouvoir –, dans la pièce principale d’un appartement communautaire occupé par un trio petit-bourgeois (déclassé), la mère, le fils Pavel et la fille, les Gouliatchkine. Au présent de l’époque, donc sans aucune transposition temporelle. La personnalité des protagonistes apparaît sans ambiguïté : baignant dans la médiocrité elle est égale à zéro. Personnalité ? Elle est variable selon l’air et les rencontres du moment. À l’image des tableaux que Pavel en début de spectacle accroche au mur, avec côté pile le portrait de Karl Marx, côté face une illustration de « Je crois en Toi, Seigneur, je crois » en balance avec un très neutre « Copenhague le soir », à bien mettre en valeur selon les visiteurs car il faut toujours adopter le point de vue des autres. Tout va se jouer avec la demande en mariage de la fille de la maison par un certain monsieur Smetanich dont la seule exigence de dot est d’avoir… un communiste dans sa parentèle, afin d’assurer ses arrières ! À cela viennent s’intriquer d’autres intrigues, comme par exemple celle concernant la relation sulfureuse entre Pavel et son voisin Chironkine dont le but est de dénoncer son co-locataire aux autorités communistes, ou encore celle de la cuisinière des Goulachkine, Nastia, soudainement prise pour une princesse impériale, fille du tsar Nicolas II, après avoir enfilé une robe trouvée dans une très précieuse malle (celle des bons vaudevilles ?). Car dans ce monde-là, on a bien évidemment la nostalgie de l’ancien monde. Tout cela dans un tourbillon d’intrigues dans une chasse sans fin à « des parents issus de la classe ouvrière », ou aux fausses déclarations affirmant (Pavel) que l’on est inscrit au parti communiste. Au voisin récalcitrant, plat de nouille sur la tête, Pavel, pour lui ôter toute velléité de plainte lui balance : « Silence ! Je suis du Parti ! »… ce qui, bien sûr, est un mensonge. Une petite foule s’agite, criaille sur le plateau, interprétée par quatorze interprètes menés par Ahmed Hammad Chassin, formidable dans le rôle de Pavel qui donc s’est autoproclamé membre du parti communiste grâce à un faux mandat, et Sylvie Orcier, la mère, que l’on est tout heureux de retrouver dans ce registre de jeu… tous au meilleur de leurs formes pour nous mettre k.o.

On ne manquera pas, pour finir, avec ce mélange détonant de vaudeville et de politique, d’avoir une pensée pour Dario Fo qui, un demi siècle plus tard, se fera un plaisir de suivre le même chemin avec presqu’un égal succès.

Photo : © Simon Gosselin