Le savoir-faire d'Emma Dante

Jean-Pierre Han

24 avril 2024

in Critiques

Re Chicchinella d’Emma Dante, représenté le 17 avril au Théâtre La Liberté à Toulon.Tournée en France au Printemps des comédiens à Montpellier les 18 et 19 juin, Les Célestins à Lyon, du 9 au 13 octobre. À l’étranger, en Chine du 27 au 30 juin, en Suisse du 15 au 18 octobre.

hd_03_0102_RECHICCHINELLA_prove_ph©MasiarPasquali

C’est chose étonnante que la renommée des écrivains et des artistes qui souvent fluctue (ou pas) au fil du temps. Ainsi, en France, tout le monde connaît au moins le nom de Boccace, l’auteur du fameux Décaméron. On ne saurait en dire autant de Giambattista Basile auteur (1566-1832) lui, et en référence directe à son aîné de deux siècles, du Pentamérone, autrement dit du Conte des contes. On pourra toujours évoquer le fait que Basile écrivait, du moins dans cette dernière œuvre publiée après sa mort, en dialecte napolitain, alors que Boccace œuvrait dans la très noble langue toscane ; toutefois l’explication de cette différence d’appréciation, aussi importante soit-elle, demeure insuffisante. C’est le lecteur et le spectateur qui en pâtissent. Autant dire que les spectateurs donc n’ont pas souvent l’occasion de voir et d’apprécier des spectacles ou des adaptations tirés du Conte des contes, ce qui, on en conviendra est fort dommage. Surtout à considérer ce qui malgré tout nous est parvenu, soit, par exemple le spectacle d’Omar Porras, Le Conte des contes tout simplement, créé et joué en France il y a quelques saisons (en 2020). Soit désormais le travail d’Emma Dante donc qui y est revenue à plusieurs reprises, toujours avec un grand succès amplement mérité ? C’est toute la question.

Les contes de Giambatista Basile forment en fait une formidable matrice à partir de laquelle auteurs et metteurs en scène peuvent broder à leur manière. Ce qui fut jadis le cas de Charles Perrault ou des frères Grimm au plan de l’écriture, ce qui est le cas aujourd’hui d’Emma Dante au plan du spectacle. On a toujours la pudique indication de « librement inspiré de Giambatista Basile », mais à chaque fois la mention de texte est bel et bien signée de la metteure en scène comme ce fut le cas pour La Scortecata présenté au festival d’Avignon en 2021, puis repris au théâtre de la Colline il y a moins d’un an dans un diptyque complété avec Puppo di zuccero. Mais pas d’ambiguïté possible, nous sommes bien dans des propositions d’Emma Dante, avec son propre univers, avec sa propre esthétique toujours très chorale. Une choralité physique qu’elle maîtrise à la perfection et que l’on retrouve de spectacle en spectacle dans des mouvements d’une efficace simplicité.

Il n’est pas jusqu’à l’anecdote qui ne soit sinon transformée, du moins largement rectifiée. Ainsi le personnage autour duquel se noue l’intrigue évoquée n’est plus un simple prince, mais devient roi, et avec cette promotion acquiert une tout autre stature dans le récit. Personnage central autour duquel dansent (c’est vraiment le terme) les courtisans en une sorte d’incessant ballet, le tout en noir et blanc, les teintes qu’affectionne Emma Dante dans toutes ses œuvres. Quand on aura dit que l’anecdote évoquée concerne l’auguste majesté qui ayant un jour précipitamment déféqué en pleine nature et s’étant essuyé avec une poule qui était dans le coin – mais pas morte comme il le croyait, fatale erreur – voit la volaille s’accrocher et faire nid, si on ose dire, dans son arrière-train, on aura compris quel type de ballet nous est offert et quel type de métaphore on peut éventuellement déceler. Car c’est bien la poule qui atteint le sommet du pouvoir… C’est drôle et ça en dit long sur la royauté et ses courtisans. Ils ne sont pas moins de quatorze hommes et femmes autour de la personnalité de la majesté-poule formidablement incarnée par Carmine Maringola, acteur-phare de la compagnie.

La veine Giambattista Basile est inépuisable, on attend donc les prochaines adaptations d’Emma Dante…

Photo : © Masiar Pasquali