L'œuvre à jamais ouverte de Kafka

Jean-Pierre Han

5 mars 2024

in Critiques

Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, d’après Kafka. Adaptation et mise en scène de Régis Hébette. Théâtre l’Échangeur à Bagnolet jusqu’au 8 mars à 20 h 30, puis le 29 mars au théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Tél. pour l’Échangeur, 01 43 62 71 20.

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Régis Hébette qui avait créé fin 2021 K ou le paradoxe de l’arpenteur d’après Le Château de Kafka, n’en a pas fini avec l’auteur pragois puisqu’il nous offre cette fois-ci Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, deuxième volet de ce qu’il nomme un diptyque qui sera repris au CDN d’Aubervilliers fin mars. Peut-on jamais en finir avec Kafka ? Réponse à jamais négative sans doute... On pourra néanmoins se poser la question de savoir en quoi ces deux spectacles forment un véritable diptyque, en quoi ces deux adaptations – c’est surtout vrai pour le premier volet (qui fut une belle réussite), et alors que le deuxième volet a plus opéré, semble-t-il, sur des coupures de texte, le récit de Kafka ne nécessitant pas forcément une adaptation scénique au plan de l’écriture – en quoi donc ces deux adaptations se complètent ou non, en dehors du fait que Le Château resté inachevé a été écrit juste deux ans avant Joséphine la cantatrice… et que l’on peut éventuellement considérer qu’effectivement les deux œuvres forment un tout.

Mais restons-en pour l’heure à cette deuxième très indépendante partie du diptyque. Son titre déjà donne une indication essentielle : il s’agit bien de Joséphine la cantatrice OU le peuple des souris, l’accent étant bien mis sur la nécessité de la conjonction « Ou ». « Ces titres en ”ou” ne sont assurément pas très jolis, mais cela a peut-être ici un sens particulier. Cela a quelque chose d’une balance » écrivait l’auteur à son ami Max Brod. Cette balance entre la cantatrice et le peuple des souris, est le socle même de la nouvelle, la dernière que Kafka composa en 1924 quelques mois avant son décès, et alors qu’il craignait de voir son larynx attaqué et peut-être de perdre la voix. Ce qui nous ramène à Joséphine dont le chant n’est peut-être qu’un simple sifflement de souris. 1924, nous sommes tout juste quelques mois après le putsch de Munich par les nazis, et Kafka ne pouvait pas ne pas sentir l’odeur nauséabonde qui allait envahir tout le pays. Il y a sans doute aussi l’écho de cela dans la balance dont il est question. Mais bien entendu la nouvelle qu’écrit Kafka en mars 1924 et qui est publiée un mois plus tard, n’a peut-être que le lointain relent de cette situation, le monologue de la souris chargée de nous entretenir de Joséphine (prénom féminin de Joseph K. ?) étant bien plus subtil et jouant à merveille de l’effet de balance. Le discours émis par la narratriceune souris sans doute chargée de tâches ménagères ainsi que le suggère la mise en scène – prenant des chemins tortueux, circulaires, émettant un avis sur la cantatrice pour immédiatement le contredire, en tout cas pour le mettre en question, affirmant toutefois que tout le monde quelle que soit son opinion va l’écouter chanter – chant ou sifflement, mais pour quelle vraie raison ? Entre Joséphine et son peuple (autre terme essentiel du titre) une entente tacite existe, alors que les dangers extérieurs sont toujours présents.

Le texte de Kafka ouvre sur ces questionnements « tranquillement » et très distinctement émis par Laure Wolf, masque blafard et yeux grands ouverts comme écarquillés sur le monde ou plongés dans les abysses de la réflexion. Ce qu’elle réalise sous la houlette de Régis Hébette dans une scénographie qu’il a lui-même et comme toujours conçue, une sorte d’antichambre plus ou moins expressionniste de la mort (?) avec des projections d’images réalisées par Guillaume Junot… mais c’est toute l’équipe qu’il faut féliciter au plan de le lumière, de la création sonore, des autres postes de création. Une réelle cohérence sublimée par la comédienne, Laure Wolf dont on connaît le talent toujours au service d’aventures théâtrales fortes et singulières et que l’on avait pu déjà voir jadis dans Le Terrier mis en scène par Jean Lambert-wild, déjà mi-être humain, mi-animal avec sa petite queue de souris comme dans Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris…

Photo : © Connie Martin