Racine, vous avez dit Racine ?

Jean-Pierre Han

27 février 2024

in Critiques

Bérénice d’après Racine. Création théâtrale de Romeo Castellucci. Spectacle créé à la Cité européenne du théâtre, Domaine d’O à Montpellier le 23 Février 2024. À partir du 5 mars à 20 heures au Théâtre de la Ville à Paris . Tél. 01 42 74 22 27. theatredelaville-paris.com

Bérénice_T38_Copyright Jean-Michel Blasco

Sans doute avant même d’assister à la Bérénice d’après Jean Racine « une création théâtrale de Romeo Castellucci avec Isabelle Huppert », comme il est expressément stipulé dans le dossier de presse du spectacle créé au Domaine d’O à Montpellier, faut-il lire attentivement le document dans lequel l’artiste italien prend bien soin de ne pas se qualifier de metteur en scène. Sa « note artistique » suivie de l’entretien qu’il a eu avec Marie Drouère (que l’on retrouve dans la feuille de salle distribuée aux spectateurs) pour être passionnante et d’une très fine intelligence n’en reste pas moins énigmatique (pour ne pas dire problématique) au vu de la représentation. Elle a d’ailleurs, malheureusement, pour conséquence de clore toute possibilité d’interrogation et de discussion sur le spectacle lui-même (et dieu sait s’il y a matière !). Ainsi concernant Isabelle Huppert, elle est, dit-il, « la synecdoque de l’art du théâtre occidental, c’est l’actrice mais aussi l’acteur par définition. Isabelle Huppert est ”une représentation en tant que telle” (je vais au théâtre pour voir Isabelle Huppert jouer Bérénice), c’est la flamme qui bat le rappel. Elle est Théâtre ». Et d’ailleurs sur le plateau Bérénice devient – c’est dit et même écrit – Isabelle… Point final. Passons.

Concernant ses propos sur la tragédie (et non le drame) de Racine, Romeo Castellucci manie le paradoxe jusqu’à plus soif. Traitant la pièce de « théâtre paralytique », ajoutant qu’il ne croit pas « qu’il existe dans la dramaturgie occidentale de tous les temps, quelque chose de plus statique et de plus exténuant ». Bien vu : le spectacle à force de jouer de la répétition à cause de son impossibilité à réellement évoluer (tout reste axé sur le seul personnage de Bérénice/Isabelle, la plupart du temps plantée au centre de la scène) est effectivement "exténuant". « Et pourtant on pleure » ajoute Romeo Castellucci. À la lecture sans doute. Pas forcément à la représentation, même si la performance d’Isabelle Huppert nous mène dans des hautes sphères (nous en sommes bien d’accord) du jeu dramatique… On pourrait poursuivre l’analyse de cette note artistique qui sinue dans des considérations parfois passionnantes avec ses paradoxes comme celui-ci : « Dans Bérénice, ce n’est qu’au moment où il sort de scène que le personnage apparaît vraiment »… comme dans ses rapprochement avec Artaud et le Théâtre de la Cruauté (le metteur en scène d’un acte du Partage de midi de Claudel, par exemple) et ce paradoxe par lequel s’ouvre la réflexion du créateur : « l’absolue inactualité du vers racinien, l’alexandrin, est cela même qui le rend contemporain ».

Et c’est là où le bât blesse car la résolution sur le plateau, pour être esthétiquement parfaite, est loin d’être convaincante, avec Isabelle Huppert, donc luttant donc pied à pied avec les alexandrins de Racine. Une lutte sans merci. C’est la première fois qu’elle s’affronte à la scansion du vers racinien et à l’univers du tragique français, tout comme Romeo Castellucci. On est prêt à faire le voyage. Et cela commence plutôt bien avec l’énumération sur un écran au-dessus de la scène des composantes chimiques du corps humain… la suite n’est pas aussi excitante, Castellucci faisant (très bien) du Castellucci, pas tout à fait du Racine, avec disparition de tous les autres personnages de la tragédie, Titus et Antiochus réduits à l’état de fantômes. À ce compte d’ailleurs, Bérénice/Isabelle aussi est un fantôme, d’une autre nature certes, mais fantôme tout de même. Tout se donne dans la négativité énoncée par Romeo Castellucci, mais à la toute fin, c’est lui aussi qui est aspiré dans le néant accompagné certes par la discrète et lancinanteRacine, partition musicale, avec « les sons et les bruits » de Scott Gibbons. Jusqu’au final où Isabelle (exit Bérénice) se met à hurler et à répéter : « Ne me regardez pas ! » qui n’est qu’un demi alexandrin…

Photo : © Jean-Michel Blasco