Double silence

Jean-Pierre Han

18 février 2024

in Critiques

Par Caroline Châtelet et Jean-Pierre Han

Le Silence d’après Michelangelo Antonioni. Mise en scène de Lorraine de Sagazan. Théâtre du Vieux-Colombier, Jusqu’au 10 mars, à 20 h 30. Mardi à 19 heures, dimanche à 15 heures. Tél. : 01 44 58 15 15. comedie-francaise.fr

20_Le_Silence_Le Silence®Jean-Louis Fernandez, Coll.CF24(1)

I

Pour sa première incursion à la Comédie-Française, Lorraine de Sagazan co-signe avec Guillaume Poix Le Silence, spectacle au titre programmatique car quasiment dénué de paroles. Cette absence de mots, d'autres dramaturges et metteurs en scène l'ont auparavant pratiquée : citons l'irlandais Samuel Beckett (comme avec Acte sans paroles I écrite en 1956), ou, encore, l'allemand Franz Xaver Kroetz (avec Concert à la carte publiée en 1972). Là, c'est sous les auspices de Michelangelo Antonioni que la metteuse en scène et l'auteur situent leur création, offrant un résultat en demie-teinte, qui peine à dépasser l'exercice de style. Plus qu'une adaptation de l'œuvre du cinéaste, Le Silence se donne comme une immersion, tentative soulignée par certains choix scénographiques. Et du dispositif en bi-frontal avec l'absence de rampe (soit de séparation) entre gradins et scène ; à la moquette vert bouteille du décor courant jusque sous les pieds du premier rang de part et d'autre de la scène ; en passant par le fait qu'une partie du public doit traverser le salon (et où un personnage est déjà là) pour rejoindre sa place ; tout indique que nous sommes chez les personnages. Cette position n'a, au passage, rien d'anodine à la Comédie-Française, où c'est bien la troupe d'acteurs qui est à domicile, metteurs en scène, costumiers, scénographes, etc. et… spectateurs ne faisant que passer. Nous voilà, donc, dans un salon de la classe bourgeoise cultivée, espace ouaté où les meubles, les objets et les luminaires ont une touche seventies. Qu'il s'agisse de ce lieu aux accents vintage, de la classe sociale des personnages – un couple, la sœur de la femme et un ami venu les visiter –, de leur tristesse et amertume liée à la perte de leur enfant, ou des écrans surplombant la scène et diffusant des images en noir et blanc (échappées ouvrant aux imaginaires des personnages), tout fait signe vers ce qui constitue la grammaire d'Antonioni. Soit l'épuisement de la parole, la confrontation de solitudes, ou, encore, de comment des corps présents composent avec l'absence d'autre(s). Sauf que ce qui a fait la modernité d'Antonioni, notamment sa capacité à déployer la profondeur des silences et à atteindre à la mélancolie des existences, demeure ici absente. Le jeu au ralenti – à la limite de l'alanguissement – du quatuor appuie des gestes, des regards, sans parvenir à leur donner épaisseur. Et quoique maîtrisé dans sa forme, l'ensemble se déroule sans jamais atteindre à l'intensité nécessaire pour incarner la tragédie traversée...

C. C.

II

Le moins que l’on puisse dire est que ce Silence du duo Guillaume Poix, dramaturge dans tous les sens du terme jusqu’à ce spectacle, et Lorraine de Sagazan, nous laisse plutôt perplexe ! Qu’est-ce que ce travail, « de laboratoire » comme le stipule l’administrateur de la Comédie-française, Éric Ruf dans l’édito du dossier de presse ? Travail sur le silence donc : rien de plus légitime. Sauf qu’à y regarder de plus près (et on ne pourra donc que regarder), tout ne semble pas aussi simple, ni dans la conception du spectacle, ni dans sa réalisation. Outre le fait que des spectacles travaillant sur le silence ne sont pas aussi rares que cela (en vrac de Samuel Beckett, Claude Régy ou Jean Lambert-wild dans War sweet war par exemple), la question est de savoir quel est le registre dans lequel ici la metteure en scène et son dramaturge opèrent. En fin de compte quel est l’enjeu qu’ils se sont assignés. Car il y a bien mille et une manières de travailler sur le silence. A priori, leur choix semble tout de même surprenant. Guillaume Poix a bel et bien écrit un texte, disent-ils, avec des situations dramatiques donc, puis au fil des répétitions ils se sont évertués à éliminer les paroles, ce qui est une manière un peu biaisée de répondre à leur propre commande de travailler sur le silence qui, dans leur esprit, semble-t-il, reviendrait uniquement à ne pas parler ! Le silence consisterait donc à n’avoir que les oripeaux de la parole.

Autre auto-commande, s’appuyer sur l’œuvre du cinéaste Antonioni et pas sur celle d’un Ingmar Bergman qui dans un film, justement intitulé Le silence, avait inventé une langue incompréhensible mais parlante. Si faire silence consiste à ne pas parler avouons que c’est un peu court. Reste le recours au cinéaste italien qui en l’occurrence fournit ici la trame dramatique sur laquelle les comédiens peuvent s’appuyer. Une sorte de conduite en somme. Je le répète : où se situe l’enjeu d’une telle représentation qui fait penser, dans sa muette reproduction, à l’Invention de Morel du romancier Adolfo Bio Casarès…

Au vrai le seul élément vivant du spectacle est le petit chien qui circule en toute liberté sur toute l’aire de jeu, n’en faisant qu’à sa tête, et qui, lui, est réellement fascinant. S’il s’agissait avec ce spectacle bi-frontal, avec appui d’images filmées, de démontrer que le silence est d’or comme le stipulait l’article d’un confrère, on pourra toujours rétorquer que c’est là œuvre de faux-monnayeur…

J.-P. H.

Photo : © Jean-Louis Fernandez