La vertu retrouvée du théâtre

Jean-Pierre Han

8 février 2024

in Critiques

Par les villages de Peter Handke. Mise en scène de Sébastien Kheroufi. Théâtre des Quartiers d’Ivry. Jusqu’au 11 février à 20 heures. Tél. : 01 43 90 11 11. www.theatre-quartiers-ivry.com

Puis tournée au Centre Pompidou, du 16 au 18 février, et L’Azimut à Antony/Châtenay-Malabry le 27 février 2024.

Le texte de la pièce est édité chez Gallimard (Le Manteau d’Arlequin), 92 pages, 14 euros.

L’une des vertus majeures du spectacle (qui en possède de très nombreuses) de Sébastien Kheroufi est de restituer au texte de Peter Handke sa juste place, celle d’un authentique chef-d’œuvre apparu au début des années 1980, et qui n’avait, en France tout au moins, pas pu réellement toucher un large public dans la mise en scène de Claude Régy, en 1983, non pas à cause de son manque de qualité, mais sans doute d’adéquation avec son temps ; en un mot il n’avait pas trouvé son public. La réalisation de Stanislas Nordey en 2013 vue dans la cour d’honneur du Palais des papes n’ayant pas été totalement convaincante, nous sommes tout heureux de redécouvrir l’œuvre capitale de Handke. Dans l’histoire de la mise en scène de ce texte de Peter Handke en France, que l’on peut appréhender aujourd’hui en regard de bien d’autres expériences théâtrales reconnues, il ne fait guère de doute que le travail de Sébastien Kheroufi sera à marquer d’une pierre blanche, en même temps qu’il révèle un metteur en scène et son équipe qui en sont seulement à leur deuxième réalisation après une Antigone présentée au théâtre du Soleil en juin 2023.

Le travail de la Compagnie de la tendre lenteur – une appellation reprise de l’exergue de Nietzsche « Une tendre lenteur est le tempo de ce discours » que Peter Handke place en tête de sa pièce, et qui est à contre-courant du théâtre d’aujourd’hui – ce travail est en tout point remarquable. De sa conception à sa réalisation, de la gestion du texte à sa conception scénique, à son interprétation. « Lent tempo » ? Pas si sûr que cela. Si effectivement Par les chemins narre le retour au pays d’un homme devenu écrivain, Gregor, c’est aussi un retour vers le passé, vers ses origines. Ce chemin, avec tours et détours, reculades et avancements peut paraître lent et long. Il ne l’est pas ; il est nécessaire dans son développement. La lenteur est ici nourrie d’une intensité qui habite le jeu des acteurs. Cette recherche, ils la portent de manière authentique, sachant qu’elle est sans doute aussi celle de Sébastien Kheroufi vers ses propres origines. En ce sens la changement qu’il a opéré, transformant les chemins de l’auteur, avec son aval, en ceux menant vers les cités d’une banlieue d’où est issu le metteur en scène est parfaitement légitime, d’autant qu’il est réalisé avec doigté, sans appesantissement, presqu’avec une réelle pudeur. Et c’est aussi une belle idée que d’avoir ouvert brièvement certaines répliques de phrases en arabe, en créole ou en espagnol ouvrant ainsi soudainement le champ (le chant) vers un ailleurs.

Par-les-villages-24013-c-Christophe-Raynaud-de-Lage-ok-scaled

Comme toutes les grandes œuvres, Par les villages évolue délibérément aux frontières de son registre artistique et poétique qu'elle ne cesse de vouloir outrepasser et transgresser. Elle fait partie d'une tétralogie dont les autres éléments sont des romans ; on discerne d'ailleurs dans la trame dramaturgique de la pièce des fragments qui nous renverraient aisément à un ordre romanesque si d'aventure l'écriture et la langue de l'auteur ne venaient y mettre bon ordre pour faire de ce voyage initiatique, de cette quête de sa propre identité, un authentique poème. Reste cette recherche en forme de déambulation dans d’étranges contrées comme on l’aura vu tout au long de l’œuvre aussi bien romanesque donc que théâtrale de Peter Handke, jusqu’à ses derniers ouvrages comme La voleuse de fruits par exemple. Il existe cependant des règles pour parvenir à suivre ce chemin : elles sont édictées dès l’entame du spectacle présentée dans le hall de la Manufacture des Œillets. L’un des personnages, Nova, avertit Gregor : « Joue le jeu. […] Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n’aie pas d’intentions... […] N’examine pas, mais reste prêt pour les signes.[…] entraîne les autres dans la profondeur, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image. […] Échoue tranquillement. Surtout aie le temps et fais des détours. Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau […] ». Tous iront donc dans la profondeur, en prenant soin de l’espace, celui créé dans la petite salle du Lanterneau par Zoé Pautet…

Voilà qui imprime le rythme que Sébastien Kheroufi reprend à son compte et demande à ses comédiens de tenir. Ce qu’ils font de belle manière, Lyes Salem (Gregor) et Amine Adjina, son frère Hans, en tête d’une belle et juste distribution avec Anne Alvaro, la rappeuse Casey, étonnante dans le rôle de Nova qui va clore le poème dramatique de Handke, avec Hayet Darwich, la sœur, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, et en alternance Dounia Boukersi Billaly Dicko, Sofia Medjoubi et Henriette Samaké. On se gardera d'oublier aussi le poids de la présence d'habitants de la ville d'Ivry qui forment un véritable chœur.

À la lenteur Peter Handke, et Sébastien Kheroufi à sa suite mêlent une sourde brutalité. Le spectacle découpé au couteau avec une belle rigueur nous saisit et ne nous lâche plus pendant 3 heures 20. Nasser Djemaï, le directeur du théâtre des Quartiers d’Ivry, peut se féliciter d’avoir eu le nez creux et de ne pas lâcher prise lorsqu’il s’est agi de produire ce spectacle de son artiste associé, Sébastien Kheroufi, une authentique révélation.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage