Un autre monde

Jean-Pierre Han

30 janvier 2024

in Critiques

La Brande, écriture collective mise en scène par Alice Vannier. Théâtre de la Cité internationale jusqu’au 5 février à 20 heures (lundi, mardi), 19 heures (jeudi, vendredi), 18 heures (samedi). Tél. : 01 85 53 53 85. theatredelacite.com

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Pour son quatrième spectacle, la « Compagnie Courir à la Catastrophe » créée conjointement par Alice Vannier et Sacha Ribeiro à leur sortie de l’ENSATT en 2017, a choisi un sujet passionnant. Un sujet qui présente l’avantage de questionner la propre pratique théâtrale de l’équipe, son propre mode de fonctionnement notamment dans ce qui appartient à l’ordre du collectif puisque c’est en partie sous cette bannière que la compagnie travaille.

Le sujet, passionnant donc, se développe et interroge ce qui se noue autour de la psychothérapie institutionnelle dont Jean Oury est l’une des grandes figures après François Tosquelles, un maître et ami, et qu’il a mise en pratique à la clinique de La Borde créée par ses soins en 1954. Le projet d’Alice Vannier et de ses camarades consiste précisément à mettre en acte théâtral ce qui se déploie au sein de cette institution où patients – qui ne sont plus des malades et circulent librement – et soignants participent à un projet de vie commune, gèrent conjointement des ateliers, se partagent les taches, et montent ensemble chaque année un spectacle. Nombre d’artistes et d’intellectuels viennent à La Borde et discutent avec patients et soignants totalement mêlés. Un metteur en scène comme Alexis Forestier, pour ne prendre qu’un exemple, est partie prenante de ce type d’intervention. Il a lui-même travaillé à l’élaboration de spectacles avec eux et projetait encore tout dernièrement la captation de son travail sur l’Opéra de quat’sous de Brecht réalisé en 2005 à La Borde… Ce n’est certainement pas un hasard non plus si, bien plus tôt, en 1957, Jean Oury avait demandé à Félix Guattari de prendre la direction administrative de la clinique où il prit une part très active.

À travailler sur cette question de la psychothérapie institutionnelle Alice Vannier et sa dramaturge Marie Menechi, ayant décidé de réaliser une première version du projet, ne pouvaient évidemment pas éviter d’en passer par La Borde. Elles y sont même restées une quinzaine de jours et, à l’évidence, le spectacle est nourri de ce qu’elles y ont vécu. Reste qu’il fallait bien établir sinon une trame, du moins un parcours pour ce qui sinon aurait été un simple travail documentaire. Les deux jeunes femmes ont donc situé leur propos dans les années 1960, une période qu’elles n’avaient bien entendu pas vécu mais qui, dans leur imaginaire, les taraudait, puisque « période pionnière de la psychiatrie en France » et moment fort « de la pensée collective au sein de ce groupe, certes minoritaire mais fondateur d’une nouvelle manière d’aborder le soin et l’accueil de la folie ». À cela il allait presque de soi que le choix d’un moment fort (et dramatique) au cœur des travaux et des jours s’imposait : il s’agit donc des instants de la préparation du montage de la pièce de Shakespeare, Comme il vous plaira…

Théâtre dans le théâtre, mise en abyme vertigineuse, tout y est, mais la question essentielle demeure : comment représenter la folie et son traitement particulier à La Borde, sans tomber dans les travers du convenu ?

Après une vraie fausse conférence pour expliquer un peu le projet de La Borde et nous déstabiliser dès l’entame, Alice Vannier et ses camarades se lancent dans l’aventure et brouillent sciemment les cartes avec d’autant plus d’entrain qu’effectivement ils ne sont que six comédiens, Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Simon Terrenoire, Sacha Ribeiro et Judith Zins, tous excellents, pour interpréter un nombre important de rôles, indifféremment patients et/ou soignants ; ils s’en tirent avec d’autant plus de vivacité qu’ils sont sur le point d’assumer des rôles de la pièce de Shakespeare. Dans la scénographie (entre les murs de l’hospice) de Lucie Auclair, Alice Vannier laisse l’espace libre et notre esprit vagabonder et essayer de saisir les fils de la trame. Nous sommes effectivement perdu au milieu des préoccupations ponctuelles et de la circulation des uns et des autres, tous sur un pied d’égalité, et c’est parfait. Reste toutefois, et on le regrettera, que les comédiens n’arrivent pas à se départir totalement d’une représentation de la folie conventionnelle, même si elle est parfaitement réalisée...

Reste également la question du texte écrit « collectivement ». Le collectif justement, on y revient, ce fut un des grandes préoccupations de Jean Oury (voir son séminaire de Sainte-Anne). Merci à la Compagnie Courir à la Catastrophe de nous le rappeler… en actes.

Photo : © Luc Jacquin