Rachida Dati : et maintenant ?

Michel Simonot

26 janvier 2024

in Chroniques

Michel Simonot : Écrivain et sociologue a été fondateur et directeur de l’ANFIAC (Association Nationale de Formation et d’Action Culturelle), qui a formé nombre de responsables artistiques et culturels et mené une réflexion sur les enjeux artistiques et culturels, dans les collectivités publiques, dans le monde des artistes et acteurs culturels. Il a créé Les Cahiers du Renard et publié de nombreux articles, notamment dans Frictions, Théâtres-Écritures dont il est un collaborateur régulier.

La langue retournée de la culture (Éditions Excès, 2017) contient les bases et prémices de l’analyse proposée dans cet article.

Passé le moment de sidération concernant la nomination de Rachida Dati au ministère de la Culture, la question se pose : quelle politique de la culture va-t-elle mener ? Engagée dans la politique de Nicolas Sarkozy, elle entre dans celle d’Emmanuel Macron. Ces politiques, commencées il y a trois décennies, ont en commun d’accélérer le désengagement de l’État dans les politiques publiques de la culture, fragilisant comme jamais la vie culturelle et artistique.

Aujourd’hui, la subvention, pilier de la politique publique, se raréfie. La situation est de plus en plus alarmante pour les petites compagnies, les associations culturelles, les artistes qui peuvent de moins en moins réunir les conditions nécessaires à leur activité. Jusqu’aux « grandes » institutions elles-mêmes fragilisées : les raisons du départ du directeur du Théâtre national de l’Odéon sont parlantes, il n’a plus de « marge artistique ».

Pour compléter les subventions, l’État et les collectivités exigent davantage de « recettes propres », c’est-à-dire des ventes de billets, des financements annexes telle la mise en location d’espaces. L’une des conséquences est l’augmentation du prix des places, des entrées, des lieux subventionnés, contredisant l’objectif de démocratisation.

La situation est telle que s’accélèrent les appels à financements privés (« fund raising »). D’abord mécénat d’entreprise pour de grands événements et institutions dans les années 1980, ils deviennent aujourd’hui appels d’artistes, de petites compagnies à des aides financières de particuliers.

Répondre à des « appels à projets » est devenu la principale solution pour obtenir des subventions. Ils imposent chaque jour davantage des objectifs contraignants d’efficacité, dans des échéances courtes. Des « projets » qui empêchent de se projeter, de définir une démarche, de construire des rapports avec les populations, dans le territoire. Fragmentés, imposant le court terme, ils obligent à rechercher de nouveaux appels à projets alors-même que le précédent est à peine commencé.

La recherche de moyens devient, alors, l’activité permanente, principale. L’activité culturelle, artistique, devient seconde, voire secondaire. Elle perd son sens, ce qui entraîne un climat de découragement, jusqu’à des abandons. On en voit les effets dans la difficulté de recrutement aux postes de responsabilité d’établissements culturels.

La subvention devient une « commande ». Elle perd sa signification d’attribution d’une mission de service public d’intérêt général pour n’être plus qu’un financement parmi d’autres.

Tend, alors, à s’instaurer entre collectivités publiques et monde artistique et culturel un climat de dépendance économique, voire politique. C’est le cas, porté à son extrême, dans la Région Rhône-Alpes. On voit de plus en plus reprocher à des artistes d’exprimer des positions critiques à l’égard de « la main qui nourrit ».

Les collectivités publiques attendent de plus en plus explicitement un « retour sur investissement » de leurs subventions, en matière de communication, de notoriété, de satisfaction immédiate. Les propositions artistiques doivent être de plus en plus consensuelles, perçues comme immédiatement recevables par « le public ». Dans ce contexte, national mais aussi local, des artistes, des militants culturels, ressentent, vivent, un encadrement, voire une limitation de leur liberté d’expression.

Ce climat politique et idéologique conduit les programmateurs eux-mêmes à, de plus en plus, prévoir « l’acceptabilité » de leurs choix artistiques par les subventionneurs et financeurs. Ils se doivent d’anticiper la fréquentation de leurs équipements. De ce fait, les programmateurs deviennent, volontairement ou non, des sortes de « délégués » devant intégrer cette « acceptabilité » dans leurs sélections de spectacles, d’expositions.

Les artistes eux-mêmes sont conduits à anticiper les conditions de programmation de leurs propositions artistiques. Comme si les conditions de programmation devaient, maintenant, être intégrées dans les conditions de la création artistique elle-même.

Dans le même temps, à l’objectif de « démocratisation » s’est substitué un impératif de remplissage des spectacles, des musées, des salles de cinéma... Il faut remplir dans le temps le plus court. La quantité est devenue un critère principal de subventionnement. On ne peut plus consacrer du temps, donc des moyens, pour construire des rapports avec des populations qui se sentent étrangères à l’art, à la culture. La communication devient prioritaire sur l’information, la sensibilisation. La prise en compte de la diversité des cultures, des pratiques, devient très difficile.

L’EAC (Éducation artistique et culturelle principalement dans les établissements scolaires) a pris la place de la démarche de démocratisation. Si beaucoup d’artistes s’y investissent avec conviction, elle devient, pour eux, un moyen d’être rémunérés en lieu et place de l’activité artistique. D’autre part, le remplissage par « les scolaires » permet souvent de satisfaire les critères quantitatifs de fréquentation. De plus, si la démarche de l’EAC est pertinente dans la mesure où elle consiste à créer chez les jeunes une familiarité avec la culture pour ceux qui s’en sentent étrangers, elle n’en réunit pas les conditions lui permettant d’être efficace. Contre la bonne volonté des acteurs artistiques et culturels, des enseignants.

Depuis le 16 janvier, Emmanuel Macron a enrôlé l’art dans une politique de « réarmement » : le théâtre devient obligatoire, dans un but d’adhésion à une histoire, une nation, une culture « commune ». Dans le même temps, il a décidé d’accorder la priorité à l’EAC.

Dans le contexte politique actuel, cette décision va, en toute probabilité, conduire à donner priorité aux offres artistiques, « accessibles », consensuelles, ayant vocation à unifier la nation. La vie artistique et culturelle, la création artistique seront, alors, encore davantage dépendantes des exigences idéologiques conservatrices, voire rétrogrades, selon le lieu et du moment.

La politique annoncée, en réduisant la vie artistique et culturelle publique à ses conditions de recevabilité et de réception immédiates, enferme les populations dans leurs attentes, et, surtout, dans ce que les politiques imaginent de celles-ci. On consolide l’état des choses, on reproduit ce qui existe, c’est-à-dire les inégalités. Ce qui va à l’encontre des objectifs proclamés « d’émancipation » par l’art et la culture.

La politique publique de la culture a, en grande partie, inversé ses principes fondateurs, réduisant la liberté artistique, imposant des critères de remplissage, voire de rentabilité. Le modèle marchand gagne là où la subvention avait précisément pour but de lui échapper. Le secteur public est amené à se soumettre aux règles du secteur privé.

Voilà où nous en sommes. Nous pouvons être inquiets quant à la politique que va mener la nouvelle ministre : son ancrage politique ne peut conduire qu’à aggraver davantage la situation, dans la droite ligne de l’actuelle politique macronienne.

Il faut souhaiter que cette situation n’agisse pas comme un anesthésiant, comme un accélérateur de concurrence et d’individualisme et qu’elle n’empêche pas la nécessaire réflexion et mobilisation collectives.