le grand orchestre d'Aziz Chouaki et de Mouss Zouheyri

Jean-Pierre Han

26 janvier 2024

in Critiques

El maestro d’Aziz Chouaki. Par Mouss Zouheyri. Regard extérieur de Jacques Séchaud. Théâtre de Nesle à 21 heures du jeudi au samedi. Jusqu’au 2 mars. Tél. : 01 46 34 61 04

El_maestro_03_Jean-Pierre-Estournet

C’est un spectacle bien particulier que nous offre le comédien Mouss Zouheyri (sous le regard extérieur de Jacques Séchaud), résultat d’un long compagnonnage avec l’auteur algérien exilé en France en 1991, Aziz Chouaki. Particulier parce que monté à plusieurs reprises il y a déjà près d’une dizaine d’années, en 2015, par l’auteur lui-même qui assumait la mise en scène de son propre texte, et déjà avec Mouss Zouheyri. Disparu en 2019 Aziz Chouaki laissera le comédien seul à assumer une suite importante de représentations aussi bien au festival d’Avignon off que dans d’autres théâtres à Paris notamment. Autant dire que Mouss Zouheyri s’est totalement approprié le personnage : il est pour ainsi dire « réellement » cet être perdu au cœur d’un monde hostile – celui de la décennie noire en Algérie qui a contraint Aziz Chouaki à l’exil – et qui ne trouve un exutoire, un mode de survie, que dans l’imaginaire. Dans cet univers tout droit sorti de son esprit le voilà devenu « El Maestro », chef d’orchestre d’une formation avec ses exécutants pour le moins atypiques, comme hors cadre (réalisme bafoué), et en train de répéter une symphonie échevelée. Le simple pouvoir de la parole parvient à faire vivre tous ces personnages. C’est dans un subtil équilibre que la langue d’Aziz Chouaki que l’on a pu apprécier dans maintes autres œuvres aussi bien romanesques que théâtrales plus connues (Baya, Les Oranges ou Une Virée…), fait merveille, entre amour, nostalgie que la lucidité sur la réalité des choses ne cesse d'écorcher. Il y a toutefois dans son écriture une authentique sensualité : les odeurs, les sons et les couleurs d’Alger nous imprègnent  dans une belle rythmique, et entremêle très discrètement, français, arabe et kabyle. Aziz Chouaki, rappelons-le était musicien et avait lors de ses études à l’université d’Alger travaillé sur la langue d’Ulysse de James Joyce…

Cette langue Mouss Zouheyri la prend totalement en charge, lui confère un poids charnel. Il est cet homme perdu dans une réalité qu’il refuse de prendre en charge, navigant dans un imaginaire qui lui permettrait de s’évader (mais celle-ci revient toujours se rappeler à ses bons soins). Il faut le voir, seul en scène, apostrophant ses musiciens et les faisant vivre du même coup, jetant un regard – yeux grands ouverts – étonné sur le monde alentour, supportant le poids d’un monde en perdition, mêlant un immense appétit de vie et une douleur incommensurable. C’est réellement une grande performance qu’il réalise là en rendant compte de la sensualité mêlée de douleur d’un grand auteur, Aziz Chouaki.

Photo : © Jean-Pierre Estournet