Un acte d'amour

Jean-Pierre Han

21 janvier 2024

in Critiques

Le repas des gens de François Cervantès. Mise en scène de l’auteur. La Criée, théâtre national de Marseille, jusqu’au 27 janvier à 20 heures (19 heures le mercredi). Tél. : 04 91 54 70 54. www.theatre-lacriee.com

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Disons-le d’emblée : la réussite – car c’en est authentiquement une – de ce spectacle réside en grande partie dans l’amour que François Cervantès voue depuis toujours à l’art théâtral et… aux « gens », terme que l’on caractérise souvent par l’ajout de l’adjectif « petites » pour devenir une expression dont les politiques se sont empressés de s’emparer pour le dévaloriser dans un grand mouvement de condescendance attristée sinon hostile. François Cervantès, lui, utilise le terme pour lui redonner toute sa noblesse, au point qu’il le cite dans le titre de son dernier opus, Le Repas des gens, qui répond à la commande du CDN de la Criée à Marseille dont il est artiste associé.

Preuve que François Cervantès creuse toujours le même sillon, Le Repas des gens sort tout droit de son précédent spectacle, l’émouvant et très beau Cabaret des absents, déjà une proclamation de l’amour de l’auteur-metteur en scène pour l’art théâtral, un art en principe destiné à tous, ceux qui le pratiquent et le fréquentent, ça va de soi, mais aussi ceux qui n’en ont pas (encore) connaissance… Car en fin de compte c’est quoi le (un) théâtre ? Question qui se pose aussi bien pour les praticiens, les théoriciens que pour ceux qui n’en connaissent que le nom. Surtout pour ces derniers, pour ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un de ces lieux que l’on appelle théâtre. François Cervantès ne cesse de le dire et de le redire, il a même conçu cette fois-ci son spectacle en mettant en scène deux de ces gens, un couple qui va donc découvrir ce nouveau monde – celui du théâtre – en en devenant même les principaux protagonistes à leur insu.

Le dispositif est particulièrement habile ; c’est une sorte de mise en abyme (dont le théâtre se repaît toujours) tous azimuts. Soit donc effectivement Robert et sa femme débarquant avec moult hésitations sur le plateau du théâtre de la Criée au prétexte qu’un de leur cousin éloigné est venu dîner chez eux – leur porte est toujours ouverte à l’heure des repas, et une foule des habitants de leur quartier passe régulièrement – et qu’il les a invités dans le théâtre dont il est le directeur. Une invitation assortie d’un dîner. Le couple arrive, alors qu’au milieu de la scène est dressée une table pour le fameux repas. Découverte de ce drôle de lieu et aussi de ce vaste espace noir habité par plein de personnes assises, des spectateurs ! Avec moult délicatesse, Robert et sa femme tenteront d’établir une sorte de dialogue assorti de questions avec ces autres gens assis. (Savoureux dialogue, ou non dialogue, qui variera donc selon les soirs, il va de soi).

Le couple sera ensuite invité par un technicien, maître d’hôtel-cuisinier à venir s’installer à la table posée sur une petite estrade en plein milieu de la scène… On imagine aisément ce qu’un tel dispositif peut autoriser au plan de son développement scénique avec un couple d’acteurs, de véritables clowns, un registre que Catherine Germain et Julien Cottereau, tout comme leurs camarades de plateau, Stephan Pastor, Fanny Giraud et Lisa Kramarz, maîtrisent avec talent et justesse. N’en faisant jamais trop – presque mezzo voce – le théâtre est une église, c’est bien connu. L’ensemble est drôle, inspire l’empathie. C’est un acte d’amour pour le théâtre que les spectateurs eux aussi découvrent soudainement lorsque le rideau de fond de scène s’ouvre et que des accessoires et autres décors s’offrent à leurs yeux : c’est de toute beauté, et c’est sans doute ce que ressentent aussi ces gens auxquels s’adresse François Cervantès.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage