Une superbe plongée dans le monde du sensible

Jean-Pierre Han

1 décembre 2023

in Critiques

La Jeune Parque d’après Paul Valéry. Mise en scène de Julie Delille. Créée à Maison de la Culture/Scène nationale de Bourges le 15 novembre 2023. Reprise avec La Très jeune Parque (spectacle jeune public) au théâtre des Amandiers-Nanterre du 30 mars au 7 avril 2024.

le metier du temps_©David_Morel_à_l_Huissier_DSC8931

Le moins que l’on puisse dire est que Julie Delille entretient avec l’œuvre de Paul Valéry une relation privilégiée assez rare pour être soulignée. Il y a sept ans, en 2015, elle créait avec sa sœur Clémence, scénographe sortie de l’école du TNS, la compagnie du « Théâtre des trois Parques » indiquant et ouvrant ainsi clairement la piste qu’elle entendait explorer. Du parcours du Théâtre des trois Parques, marqué notamment par Je suis la bête et Seul ce qui brûle qui imposaient la forte présence d’un style et d’un univers particuliers, à La Jeune Parque cela aura donc été sept années d’une imprégnation et constante réflexion sur l’univers de Paul Valéry – pas forcément celui de Mon Faust ou de la Soirée de Monsieur Teste, seuls textes que l’on retrouvait encore parfois sur nos scènes lorsque notre théâtre, il y a bien longtemps, s’intéressait encore un peu à l’auteur –, avec ses œuvres du Bilan de l’intelligence à ses Regards sur le monde actuel ou son Dialogue avec l’arbre… Un peu tous azimuts, jusqu’à plonger totalement dans La Jeune Parque, un poème dix fois plus long que la quarantaine de vers initiale que l’auteur avait commencé à composer pour se « contraindre à travailler » en imaginant « leur imposer les règles les plus strictes ». Entrepris entre 1013 et 1017, cela aboutira, toujours selon l’auteur, à « un ouvrage qui passe pour un des plus obscurs de la langue française », le tout en 512 alexandrins bien frappés. Paul Valéry reviendra à plusieurs reprises sur cette notion d’obscurité, la revendiquant même, car au bout du compte, elle transcrit, ajoutait-il, les « modulations » d’une vie – « celle du personnage fictif créé » et que ce long poème obscur finira par « éclaircir les idées ».

Julie Delille prend à son compte toutes ces remarques (elles sont nombreuses de la part de l’auteur), et prévient la poignée de spectateurs, une cinquantaine pas plus à chaque séance, de ne pas chercher à comprendre quoi que ce soit, mais de se laisser aller à la rêverie avec ses ruptures, ses reprises et ses surprises… laissant les spectateurs « s’égarer dans la forêt magique du Possible, c’est-à-dire de l’impossible »Une formidable mise en condition gérée scénographiquement par Clémence Delille : une structure en bois et en métal en forme de coquille d’escargot dans laquelle les spectateurs, une fois déchaussés et débarrassés de leurs sacs et autres objets encombrants dans une sorte d’antichambre, sont invités à pénétrer, puis à s’installer à leur guise, assis par terre, allongés s’ils le souhaitent (tout comme ils sont autorisés à s’en aller durant la cérémonie le cas échéant) ou encore, malgré tout, s’asseoir sur des petits sièges. Ils seront saisis par la blancheur de tous les éléments, sol recouvert de sable recouvert d’une toile, voiles et tentures qui se gonflent au gré des souffles entre lumière blanche (Elsa Revol) aux intensités variables et obscurité et que la musique de Julien Lepreux enveloppe à son tour. De cette cascade de blancheur surgira une voix – une forme – d’une jeune femme, dont on apprendra bien plus tard qu’il s’agit de Julie Delille en personne. Une forme mouvante, une vibration… comme un chant qui va au-delà des mots. C’est d’une belle justesse par rapport à la poésie de Paul Valéry.

Cette Jeune Parque revisitée est incluse dans une vaste opération intitulée « Le Métier du temps » qui englobe d’autres spectacles et une série d’actions – dans un véritable travail de laboratoire – dans « l’invention d’autres formes liées aux œuvres de Paul Valéry » selon Julie Delille. En inventant ces autres formes, la metteure en scène tente de déplace le regard des spectateurs, les plongeant effectivement dans une autre temporalité qui, on le sait, est toujours liée à la question de l’espace. Tout un métier, du temps, effectivement, à travers d’authentiques Traversées.

Photo : © David Morel