Une rêverie poétique
La Grande marée. Conception et mise en scène de Simon Gauchet, à partir du texte de Martin Mongin. Théâtre de la Bastille à 20 heures. Jusqu’au 24 novembre. Tél. : 01 43 57 42 14. www.theatre-bastille.com
Au cœur des mondes des arts et des lettres comme on dit, ils sont une petite poignée à naviguer hors de toute norme convenue : ce sont des explorateurs de l’improbable, à l’imagination débordante ou à l’extrême (extra) lucidité, c’est selon, toujours prêts à nous embarquer dans des contrées ou des univers singuliers. Tous semblent se connaître (c’est un petit noyau qui se coopte), ne cessent de vous renvoyer de l’un à l’autre. Tout se tient avec une parfaite et implacable logique. Il semble bien que Simon Gauchet navigue dans cet univers. Le programme de salle du théâtre de la Bastille où se donne son spectacle, La Grande marée, a eu l’heureuse idée de lui demander une petite liste de livres de sa bibliothèque (et de sa videothèque tout comme sa playlist), d’auteurs faisant partie de cette petite société (secrète ou presque ?). On ne sera guère étonné d’y retrouver des auteurs comme Martin Mongin, celui-là même à partir duquel le metteur en scène à conçu son projet, René Daumal, le neurologue et psychanalyste Sandor Ferenczi, la biologiste Rachel Carson, ou encore Annie Lebrun et le romancier argentin Juan José Saer…
À partir de là on ne s’étonnera pas en lisant la genèse du projet de La Grande marée largement exposée et qui est déjà une sorte de roman d’aventure avec une journaliste, des anthropologues et sociologues allemands, d’autres personnages, tentant de mettre sur pied une expédition à la recherche de l’Atlantide… Et peu importe si finalement le projet ne se réalisa jamais, l’essentiel était peut-être ailleurs, dans la dynamique mentale, dans la recherche de « L’Île du Point Némo » comme aurait dit un autre romancier à l’imagination débordante.
Bien sûr, à leur tour, Simon Gauchet et Martin Mongin ont rêvé, et rêvent encore sans doute de l’Atlantide. Pour l’heure le metteur en scène a convoqué quatre comédiens, Gaël Baron, Yann Boudaud, Rémi Fortin et Cléa Laizé pour hisser les voiles vers la destination réelle ou rêvée, dans le ciel des idées ou dans les abysses, espaces et temps mêlés, reconfigurés… jusqu’à la quatrième dimension (Lovecraft pas loin). La métaphore vivante – comédiens et technicien qui tel un matelot à la manœuvre réveillés – prend forme et se déforme. La petite scène au cours de laquelle des comédiens écrivent sur le mur du fond de scène avec une éponge mouillée « Essaye de te souvenir ou à défaut invente » est emblématique de tout le spectacle. Ce qui est écrit est difficilement lisible, sèche très vite ; l’inscription disparaît. Ne reste que le souvenir de ce qui fut écrit. Évaporé comme s’évaporent les rêves que les comédiens sont amenés à vouloir raconter, comme peut-être aussi ceux qu’ils demandent aux spectateurs de leur communiquer après la représentation.
D’une certaine manière, c’est l’essence même du théâtre que Simon Gauchet touche du doigt, entre rêve et réalité, dans des pas de côté de la production courante. Pour notre plus grand bonheur, lui poursuit ainsi sa route avec une belle équipe, du collaborateur artistique Éric Didry jusqu’au conseiller scientifique (Constantin Rauer), car rien n’est laissé au hasard, en passant par Olivier Brichet qui l’aura accompagné pour la scénographie, les régisseurs son et lumière, etc., car rien ici n’est laissé au hasard, si ce n’est l’« expédition » elle-même…
Photo : © Louise Quignon