Une délicate et troublante partition
L’éternel mari d’après Dostoievski. Adaptation de Nicolas Oton, Frédéric Borie et Jacques Allaire. Avant-première donnée au Domaine d’O à Montpellier le 2 octobre 2023, avant tournée dans de nombreux lieux, Narbonne, Alès… Montpellier (Théâtre Jean-Claude Carrière), etc.
Romans et nouvelles de Dostoievski ne cessent de fasciner hommes et femmes de théâtre au point de les attirer dans ce qui s’avère être un véritable piège d’où ils ne parviennent guère la plupart du temps à se dépêtrer finissant par se servir de l’auteur russe dans de lointaines adaptations de ses textes plus qu’ils ne le servent. Nicolas Oton fort heureusement fait exception à cette règle ; on se souvient encore de son excellent travail sur Crime et châtiment avec déjà Frédéric Borie dans le rôle-titre de Raskolnikov au milieu d’une distribution de talent ; on se souvient aussi que Nicolas Oton avait lui-même interprété l’unique personnage (le narrateur) des Carnets du sous-sol sous la houlette d’Ariel Garcia Valdes, son ancien directeur de l’ENSAD de Montpellier où il a fait ses classes. Autant dire qu’il a les meilleures raisons d’être au plus proche de la pensée, complexe, de Dostoiveski dont on remarquera que les trois œuvres mises ainsi en exergue ont été écrites sur un laps de temps d’une dizaine d’années, les Carnets du sous-sol datant de 1864, L’éternel mari de 1870, alors que Crime et châtiment vient s’intercaler en 1866… Sans doute pas un hasard dans la démarche et le parcours de Nicolas Oton…
Dans cette trajectoire L’éternel mari apparaît comme un superbe point d’orgue dans sa complexité devant laquelle le lecteur puis ici le spectateur est convié à s’interroger sur la « réalité » de ce qu’on lui donne à lire et à voir. Qui sont en effet ces deux individus jetés ainsi en pâture sur le plateau (dans le bel espace imaginé par Cécile Marc avec de part et d’autre de la scène un lit et une banquette bordant ainsi un large espace de jeu enserré par des spectateurs (espace tri-frontal) alors qu’en fond de scène le mur de la chambre d’un certain Veltchaninov (Frédéric Borie) clôt l’ensemble. C’est dans ce lieu particulier que tout va se jouer (plus encore que dans la longue nouvelle). Mais cet espace que va très régulièrement envahir Pavel Pavlovitch Troussotzky, l’« éternel mari », le plus souvent pris de boisson, n’est-il pas plus prosaïquement, l’espace mental du premier nommé ? Car ce trublion retors qu’est Troussotzky à qui Jacques Allaire prête sa présence avec force, existe-t-il vraiment ? N’est-il pas une invention délirante de Veltchaninov qui fut neuf ans auparavant l’amant de la femme dudit Troussotzky, Natalia, et qui soudainement avec l’apparition de ce dernier va être pris de remords, Natalia étant décédée quelques mois auparavant ? Qu’est-ce qui le pousse à sans cesse revenir à la charge alors que la veille il l’a mis à la porte, etc. ? Ses remords sont encore avivés par le fait que Troussotzky est venu avec sa fille âgée de 8 ans, et que, si les comptes sont bons, elle a toutes les chance d’être sa fille… Une fille, Lisa, qu’en un sens son père officiel s’acharne à tuer… À ce stade la solution scénique de Nicolas Oton est plus qu’intéressante (et pertinente) puisque cette gamine est simplement représentée par une poupée de chiffon. Ne reste sur scène, quasiment dans le huis clos de la chambre de Veltchaninov que les deux protagonistes…
Le duel – car il s’agit bien d’un duel tel qu’il est dit dans le texte de Dostoievski – peut bien, fictif ou pas, avoir lieu, et c’est à ce stade que le travail des deux comédiens, Frédéric Borie et Jacques Allaire, donne toute sa mesure. L’affrontement entre le dépressif et vraiment malade Veltchaninov et « l’éternel mari » prêt à se remarier pour mieux disparaître sans doute, Troussotzky doit s’équilibrer, comme doit s’équilibrer la partition entre les deux comédiens ; un subtil et très délicat jeu qui ne permet aucun écart de leur part. Ce n’est pas un hasard si l’adaptation du texte de Dostoievski a été réalisée par le metteur en scène et ses deux interprètes... Car c’est bien à l’ aune de l’équilibre que le spectacle tient en plongeant les spectateurs, pris à la gorge, au cœur du drame.
Photo : © Raphaël Herdelin