Avignon In : Au-delà de l'acte théâtral

Jean-Pierre Han

10 juillet 2023

in Critiques

A Noiva e o Boa Noite Cinderela de et par Caroline Bianchi. Gymnase du lycée Aubanel à 21 h 30 jusqu’au 10 juillet. Tél. : 04 90 14 14 14. festival-avignon.com

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À chaque direction du Festival sa prêtresse : il y eut il n’y a pas si longtemps que cela et sur une longue durée Angelica Liddell, voici désormais, avec Tiago Rodrigues la brésilienne Caroline Bianchi qui présente, outre ses qualités intrinsèques, l’avantage de parler la même langue que lui, le portugais. On évitera ici d’établir le moindre élément de comparaison entre les deux artistes féminines. Disons simplement que l’on reste – c’est l’une des caractéristiques de cette édition du festival – dans les attendus de notre temps, à savoir ceux concernant la violence faite aux femmes ou la réflexion sur notre écosystème (notamment le paysager), etc. C’est surtout dire l’éclatante apparition de la jeune artiste que nous ne connaissions pas ici et que nous ne sommes pas près, qu’on l’apprécie ou pas – la liqueur est un peu forte – d’oublier. On constatera ce drôle de phénomène, celui de mouvements de départ de spectateurs qui ne se sont produits qu’au bout de plus de deux heures de temps, comme si, bon gré, mal gré, Caroline Bianchi les avait tenus en haleine pendant un long laps de temps, mais qu’au bout du compte, trop c’était trop et que cela leur était devenu insupportable, signe patent que quelque chose les avait quand même cloué sur leurs sièges. Il y avait de quoi.

Pendant une heure, sur les deux heures trente du spectacle, Caroline Bianchi est là, seule en scène, en conférencière, élégamment et de blanc vêtue pour, micro à la main, présenter son sujet. Elle viendra bientôt carrément s’asseoir derrière une table face au public et poursuivre son discours, grand écran blanc derrière elle sur lequel vont être projetés des « illustrations ». Savante et brillante conférence pour introduire le sujet : c’est déjà passionnant, mais finalement relativement sage dans la forme, malgré l’âpreté et la violence du sujet avec les différents panneaux peints par Botticelli pour illustrer le Décaméron de Boccace (Histoire de Nastagio degli Onesti) et qui montrent on ne peut plus clairement l’histoire d’un féminicide. L’épisode décrit le sort d’une femme poursuivie par un cavalier, assassinée, éviscérée et donnée à manger aux chiens du maître. L’œuvre date de 1483, mais à partir de là, Caroline Bianchi passe à l’histoire d’un footballeur brésilien (il continue à jouer et à avoir ses fans) qui fit assassiner sa maîtresse avant de la donner à ses trois dobermans. D’hier à aujourd’hui (l’épisode s’est passé en 2010), l’histoire du féminicide se perpétue.

Tout cela est bel et bon, narré presqu’avec « délicatesse », alors que Caroline Bianchi n’hésite pas à se placer dans la ligne du parcours – celui de l’Enfer – de Dante, et de nous prévenir : « je ne suis pas la protagoniste de cette pièce./La protagoniste de cette pièce est morte./Mon travail consiste donc/à expérimenter toutes les formes possibles de résurrection. » D’où le travail sur la mémoire (très spécifique au théâtre justement) qui va nous être proposé dans ce premier chapitre de la trilogie intitulée Cadela Força (Force Salope). Chemin « dantesque » effectivement avec notamment l’attention portée à des performeuses, comme l’italienne Pippa Bacca partie de Milan avec une autre artiste pour aller jusqu’à Jérusalem en auto-stop vêtue en robe de mariée. Trajectoire interrompue près d’Istanbul où Pippa Bacca est violée et assassinée…

Poursuivre sa réflexion, son interrogation jusque dans les bas-fonds de la pensée et de la mémoire, Caroline Bianchi va le faire physiquement devant nous. Elle décide d’ingurgiter 10mg d’un sédatif contenu dans la boisson du violeur (la « Boa Noite Cinderella » au Brésil). Expérience réalisée devant nous : Caroline Bianchi perd conscience allongée sur la table de conférence… Le spectacle bascule, les membres du collectif avec lequel travaille Caroline Bianchi enlèvent l’écran laissant place à l’étendue de la scène vide. Un autre spectacle commence pendant lequel le corps de Caroline Bianchi immobile, ailleurs, va comme s’alourdir, prendre de plus en plus d’importance dans l’espace où se déroule désormais les performances de ses acteurs et alors que le texte qu’elle aurait dû prononcer va continuer à défiler sur un des écrans. Ça continue ainsi à parler… C’est simplement stupéfiant, d’une force de dénonciation inouïe, plongés que nous sommes à sa suite dans les méandres d’on ne sait quelle mémoire d’un traumatisme qu’elle aurait subi et dont ne saurons rien.

On attend vivement les deux autres volets de la trilogie.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage