Avignon in : Monde en ruines, ruine du théâtre

Jean-Pierre Han

8 juillet 2023

in Critiques

Extinction, d’après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler. Cour du lycée Saint-Joseph à 21 h 30. Jusqu’au 12 juillet. Tél. : 04 90 14 14 14. festival-avignon.com

Spectacle vu à sa création au Printemps des comédiens le 1er juin 2023

Créé au Printemps des comédiens en juin dernier, Extinction arrive donc au festival d’Avignon, un « partage », une connivence entre deux mastodontes des festivals d’été qui n’est pas sans poser un certain nombre de questions, mais ce n’est pas le lieu ici de s’attarder sur ce qui est de l’ordre d’une politique de programmation.

images

Le titre du spectacle, Extinction, est repris au seul texte de Thomas Bernhard alors qu’une fois de plus Julien Gosselin, c’est de lui qu’il s’agit, s’empare, triture, mixe, coupe d’autres écrits, fait sa cuisine en un mot, avec des autrichiens de la Mitteleuropa, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal. Tout cela, on l’a bien compris, pour célébrer à sa manière un monde en pleine déliquescence, qui court à sa ruine et dont il ne faut pas être grand prophète pour deviner qu’il s’agit bien aussi du nôtre aujourd’hui. Aurait-on un doute que l’entame – la première partie – du spectacle nous le laisse entendre (façon de parler) jusqu’à la nausée : trois quart d’heure – chrono en main – de musique électro réalisée par les fidèles Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde (sans doute une manière aussi de les remercier de leur compagnonnage de toujours…), ambiance boîte de nuit avec distribution de bière, comme l’avait déjà fait jadis, Vincent Macaigne. Se trémoussent donc les spectateurs qui sont ravis de se prêter au jeu consistant sans doute à bien montrer, avec grande insistance, la décadence de notre monde. Avant que la démonstration cesse, une femme mêlée à la foule aura été brièvement interpellée parce qu’elle a reçu un appel téléphonique depuis l’Autriche. Bref point de liaison avec la suite. Fin de la séquence : 30 minutes d’entracte pour reprendre souffle. La question étant de savoir le pourquoi d’une telle entame : drôle de dénonciation d’un état de fait qui consiste à caresser dans le sens du poil ce que l’on veut dénoncer ? Ô mânes de Brecht, où êtes-vous ?

Dans la deuxième partie Julien Gosselin revient avec son équipe de comédiens habituels désormais rompus à ce genre d’exercice et auxquels sont venus se mêler des artistes de la Volksbühne – le metteur en scène est désormais artiste associé de cette célèbre institution allemande –. Enfin du théâtre se réjouit-on. Las, si c’est le cas, c’est du théâtre à la sauce Gosselin, à savoir à travers le prisme désormais de l’écran de cinéma comme dans son précédent spectacle, Le Passé d’après Léonid Andréïev. La scénographie de Lisetta Buccellato empêchant de voir ce qu’il se passe à l’intérieur de la riche demeure où se sont réunis intellectuels et notables de la société autrichienne à la veille du premier conflit mondial. Dérisoire et insupportable ballet d’une société en pleine vulgaire décadence dont on ne percevra que ce que nous en rapporteront, comme par le trou d’une serrure, les images filmées en noir et blanc. Avec copulation d’un couple légal que l’on peut apercevoir sur le côté, comme les lieux d’aisance, du beau monde dans du beau linge caquète, se livre à une autre bestialité, celle de la société, avec chants, danses et inévitables crises d’hystérie. Le propos est fort : on se demande tout de même si cette force ne serait pas encore plus déflagrante si Julien Gosselin faisait l’économie des images filmées… Au fil du développement de cette apocalypse on saisit des passages de Schnitzler (Mademoiselle Else notamment) avec des « héroïnes » même plus au bord de l’hystérie, en tout cas au bord de la folie (décidément Julien Gosselin aime à braquer les projecteurs sur ce type de femme !) et de Hugo von Hofmannsthal.

Le théâtre momentanément abandonné au profit des images, on le retrouvera tout de même dans la troisième partie, celle consacrée au texte de Thomas Bernhard, Extinction, mais jouée, de superbe manière et en langue originale, par la comédienne de la Volkbühne, Rosa Lembeck. Elle est seule en scène devant un parterre d’une cinquantaine de spectateurs qui ont eu le privilège de descendre sur le plateau, faisant ainsi partie de la « causerie » dédoublée puisqu’elle aussi filmée, de l’actrice devant le reste du public. Une démonstration du metteur en scène de son savoir-faire théâtral en même temps qu’il met un point final à l’enjeu de l’ensemble de la représentation qui dure pas moins de 5 heures 30. Superbe, se dit-on, sauf que le traitement du texte, aussi remarquable qu’il soit, semble prendre l’œuvre de Thomas Bernhard éructante, vindicative – c’est un euphémisme – là aussi à rebrousse-poil, Rosa Lembeck finit même son monologue larmes aux yeux, comme si elle regrettait les propos qu’elle vient de tenir ; c’est pour le moins paradoxal. En tout cas la démonstration de Julien Gosselin aura été on ne peut plus claire, à la limite de la caricature parce que systématique et qu’à ce train il risque de finir par se caricaturer lui-même.

Photo : © Simon Gosselin