Essai théâtral à partir d'un grand roman de Peter Weiss

Jean-Pierre Han

29 mai 2023

in Critiques

L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss. Mis en scène de Sylvain Creuzevault. Créé le 23 mai 2023 au TN Strasbourg. Printemps des comédiens à Montpellier les 8 et 9 juin. Puis MC 93-Bobigny du 9 au 12 novembre.

Texte du roman publié aux Éditions Klincksieck, 2017. 902 pages.

Image du spectacle - LEsthétique de la résistance - Mise en scène Sylvain Creuzevault, mai 2023 - 036

C’est à une entreprise exceptionnelle dans son ampleur – une sortie de promotion du groupe 47 de l’école du TNS dont le travail sous la houlette de Sylvain Creuzevault s’est étendu sur deux années, pour cinq mois de répétition – qu’il nous est donné d’assister. Une sortie de promotion avec, comme le dit avec justesse un document du théâtre, « un spectacle d’entrée dans la vie professionnelle ». Soit plus tout à fait un travail d’école et pas encore totalement un spectacle dit professionnel : une nouvelle catégorie qu’il faudrait peut-être mieux réfléchir et définir… et qui, ici correspond à la fin de l’ère Stanislas Nordey : tout un symbole, alors que la directrice de longue date des études de l’École, Dominique Lecoyer, quitte également le navire après 28 ans de bons et loyaux services.

Les comédiens du groupe 47 participent donc à l’aventure, « encadrés » sur le plateau par trois membres de la compagnie Le Singe de Creuzevault (excellente idée), plus une comédienne aguerrie, Boutaïna El Fekkak, et ce sont bien les autres participants de la promotion qui occupent pratiquement tous les autres postes, d’assistanat à la mise en scène, à la dramaturgie, la scénographie, la régie, au son et à la lumière… Singulière coïncidence – un beau présage – que le numéro de ce groupe qui coïncide avec celui créé en 1947 par des écrivains de langue allemande et au sein duquel se retrouva Peter Weiss (à partir de 1962) au côté d’auteurs comme Ingehold Bachmann, Hans Magnus Enzensberger, Max Frisch, Uwe Johnson ou Paul Celan, pour n’en citer que quelques-uns. Il s’agissait pour ces auteurs, pour le dire vite, de faire surgir et d’exprimer au mieux les enjeux esthétiques et politiques dans les lettres allemandes de l’époque et revenir sur la tradition détruite par les nazis avec leur art dégénéré, des avant-gardes détruites, etc. Autrement dit très exactement ce que tentera de réaliser Peter Weiss en 1975, deux ans avant la dissolution du Groupe 47, au moment où il entreprend d’écrire son Esthétique de la résistance qu’il n’achèvera après bien des difficultés qu’en 1981…

Roman monumental dans tous les sens du terme, en trois parties (trois livres au départ) L’Esthétique de la résistance, selon les dires de son auteur, s’appuie sur la structure et la pensée de la Divine Comédie de Dante et particulièrement sur sa première partie, l’Enfer. Ce n’était pas la première fois que Peter Weiss lorgnait du côté de l’œuvre du poète italien. Il y pensait déjà dans L’Instruction. Sauf que ce dernier opus est une pièce de théâtre – Peter Weiss est d’ailleurs plus connu comme dramaturge que comme romancier, et encore moins comme cinéaste ou peintre – et L’Esthétique de la résistance un roman. Lapalissade que de souligner ce fait ? Pas tant que cela. Se pose d’emblée avec la représentation de Sylvain Creuzevault l’insoluble question de l’adaptation du roman pour la scène et la nécessité que le metteur en scène eut pour opérer un choix de scènes assorties de nombreuses coupes, et du travail sur la langue (non théâtrale donc) avec des phrases et des périodes que n’aurait pas désavoué… Proust !

Insoluble question, disons-nous : Sylvain Creuzevault s’en sort comme il peut et prend dès lors davantage appui sur le contenu même de l’œuvre que sur sa forme. Bien sûr il pourra toujours répliquer comme il l’avait fait à propos de Dostoievski qu’il cherche l’esprit de l’auteur et non pas sa lettre. Reste qu’à ce stade et sachant aussi que l’esprit est dans la lettre, on ne peut qu’être insatisfait. D’ailleurs son travail qui s’est nourri d’improvisations colle bout à bout des séquences qui ont dû faire le bonheur des interprètes : on pense à des scènes d’école chargées de mettre en valeur à tour de rôle tel ou tel interprète : par rapport à la globalité de l’œuvre, le compte n’y est pas. Il y a de ce point de vue des facilités de mise en scène dont use Sylvain Creuzevault qui, incontestablement, connaît les ficelles du métier. Le déroulé du spectacle se fait au forceps mais finit notamment dans sa dernière partie par emporter le morceau, même si on aura beaucoup tremblé surtout avec une entame pour le moins paradoxale, entre une scène de chant brechtien tout de suite suivie par une séquence qui contredit tout effet de distanciation prôné par ailleurs par l’auteur de Mère Courage et ses enfants. Petite introduction rajoutée qui précède la scène augurale du roman qui se passe devant l’une des frises du Grand Autel de Pergame. Elle met en présence trois jeunes ouvriers communistes de Berlin, dont le narrateur, (avec Coppi et Heilmann personnages « réels » qui firent partie de l’Orchestre rouge) qui s’affrontent intellectuellement sur l’esthétique du monument. La question étant de savoir comment s’approprier l’art qui, jusque-là a toujours été l’art des vainqueurs. Comment en faire un outil de résistance pour faire échec à la barbarie ? La question de l’art revient à chaque étape du long parcours (initiatique) du narrateur, qu’il s’agisse, entre beaucoup d’autres œuvres du Guernica de Picasso ou d’El tres de Mayo de Goya. En ce sens sa quête décalque celle de l’auteur lui-même dont l’écriture romanesque de son Esthétique de la résistance porte la marque de la recherche d’une forme qui se démarquerait de l’art bourgeois (dont la forme romanesque fait partie). La quête de son personnage qui s’étend de 1937 à 1945 le mènera de l’Allemagne à l’Espagne, dans les Brigades internationales, puis vers la France où il rencontre les membres de l’Orchestre rouge, avant d’aller en Suède où s’est réfugié Bertolt Brecht qu’il rencontrera.

Brecht justement, Sylvain Creuzevault condense très habilement les nombreuses rencontres entre Brecht et le narrateur en des répétitions de Mère Courage et ses enfants, avec sa carriole bien en évidence. Une réminiscence de l’une de ses premières mises en scène, pas vraiment réussie, de Baal ? En tout cas, de ce point de vue, Sylvain Creuzevault a, comme toujours, de la suite dans les idées...

Résistance au fascisme et déliquescence de l’utopie communiste, combat contre le mal par le mal… les ultimes scènes sont celles (plutôt réussies sur le plateau) de l’exécution de la plupart des militants à la prison de Plötzensee, à Berlin, alors que l’on retrouve Charlotte Bischoff, l’une des rares résistantes à avoir échappé à la Gestapo. Et avec laquelle Peter Weiss entretint une correspondance pendant la rédaction de son roman.

Tous les cercles de l’enfer auront été parcourus… Pour Sylvain Creuzevault, à les faire explorer par ses comédiens, c’est une sorte de répétition générale pour le pendant français de LEsthétique de la résistance qu’il veut ausculter dans son prochain spectacle, Edelweiss (France Fascisme) qu’il a, cette fois-ci, lui-même écrit, ce qui lui facilitera la tache, et pour lequel il a fait appel à certains des jeunes du groupe 47 désormais entièrement entrés dans la profession.

Photo : © Jean-Louis Fernandez