Aux frontières de la raison ?

Jean-Pierre Han

20 mai 2023

in Critiques

Voix de Gérard Watkins. Mise en scène de l’auteur. Création au théâtre des Ilets, CDN de Montluçon puis représentations au théâtre de la Tempête jusqu’au 21 mai. Tournée à partir de la rentrée.

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Pour n’être pas forcément très connu du grand public le phénomène des voix qu’entendent malgré eux certaines personnes n’en affecte pas moins beaucoup de monde. Un peu, toutes proportions et comparaisons gardées, comme l’important phénomène des disparitions d’individus au Japon, sujet qu’avait traité en son temps au théâtre Delphine Hecquet. Cette fois-ci, et pour ce qui concerne les voix, Gérard Watkins s’est plongé dans ce « mystère » au point, au fur et à mesure qu’il travaillait le sujet, de s’y passionner véritablement et, pour ainsi dire, d’en être saisi corps et âme. Sans vouloir trop extrapoler on fera remarquer que la question de la voix, pour un comédien, musicien et chanteur (il vient de sortir un album, Lacrymogène), est ou devrait être presque naturel. Dans l’une de ses dernières productions théâtrales Gérard Watkins avait proposé un très convaincant Hamlet où il est question, comme chacun sait, de fantômes, le rôle-titre de la pièce étant interprété par Anne Alvaro dont on connaît le très particulier et envoûtant timbre de voix…

Timbres de voix, fantômes, disparitions et apparitions, visibilités et invisibilités, voilà les thématiques essentielles autour desquelles s’enroule la fable de Voix, dont le titre ne saurait être plus explicite ! Comme par hasard aussi, on ne sait trop comment classer (dans quelle catégorie psychique) tous ces entendeurs de voix qu’ils soient jeunes ou moins jeunes. Comment les traiter, car il faut bien les traiter ; il fut un temps ils furent vite classés dans la catégorie bien pratique des « fous », schizophrènes et autres malades mentaux, ce qui autorisait les thérapies médicamenteuses plus ou moins lourdes. Là aussi Gérard Watkins semble œuvrer en terrain connu, puisqu’il s’était, il y a peu, déjà penché sur la question de l’hystérie (Ystéria), et qu’à l’évidence on navigue ci aussi, semble-t-il, dans des eaux aux frontières de la raison.

Du traitement, soit : mais quel traitement justement (sans jeu de mots) opérer sur scène ? Sur ce plan Gérard Watkins trouve d’emblée la solution. Le dispositif inventé (François Gauthier-Lafaye signe la scénographie) est celui d’un plateau quasiment nu où un groupe d’entendeurs de voix composé de trois jeunes gens, guidés par une voix venue du fond de la scène (invisible donc, si on peut dire), celle de l’auteur-metteur en scène, qui distille dans une diction très particulière ses directives et ses conseils. Ce guide auteur-metteur en scène un peu raide descendra en toute logique sur le plateau en fin de spectacle. Parole est donc donnée aux trois entendeurs de voix qui racontent tour à tour et avec une sorte de volubilité, une fois la parole saisie plus qu’offerte. D’emblée, alors que l’on pourrait s’embarquer sur de mauvaises voies (toujours sans jeu de mots !) Gérard Watkins et ses trois jeunes comédiens, Lucie Epicureo, Malo Martin et Marie Razafindrakoto, en séance collective, celle de tout groupe de paroles, emportent l’adhésion : il y a là une direction d’acteurs, un jeu d’une rigueur et d’une précision inouïes. Jusqu’à l’apparition d’une nouvelle « entendeuses », plus âgée, Valérie Dréville dont on ne dira jamais assez l’extraordinaire talent dans la manière qu’elle a toujours de dessiner sa présence dans l’espace, dans sa manière de distiller chaque syllabe du texte. Avec elle, le spectacle bascule, comme le fera une partie du décor laissant libre champ à une sorte de forêt luxuriante à la Douanier Rousseau et devant laquelle les voix du personnage de Valérie Dréville vont surgir et s’incarner en petite fille, en morse…

La fable imaginée par Gérard Watkins fait mouche et a la délicatesse de laisser le champ de la voix et de l’esprit ouvert.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage