Un abécédaire de la violence

Jean-Pierre Han

19 mai 2023

in Critiques

Les Moments doux d’Élise Chatauret et Thomas Pondevie. Mise en scène d’Élise Chatauret. Spectacle en cours de tournée nationale à partir d’octobre (au CDN du Val de Marne-Ivry). Vu à Malakoff le 11 mai 2023.

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En fait de « Moments doux », c’est un véritable abécédaire de la violence que la compagnie Babel que dirigent Élise Chatauret et Thomas Pondevie nous assènent avec une réelle efficacité dans leur dernière œuvre. Si le duo est aux manettes, c’est cependant comme toujours selon le principe d’une démarche développée à partir d’une série d’entretiens réalisés avec toute l’équipe d’interprètes, mieux à même ainsi de restituer sur le plateau le plus fidèlement possible, au plan de l’esprit, les paroles d’habitants, cette fois-ci des villes de Sevran, Nancy, Fontenay-sous-Bois et Béthune. Un travail de belle qualité, intelligent et subtil dans sa composition puis son écriture-réécriture pour tirer la substantifique moelle de la… violence. Mieux qu’un travail documentaire, banalement réaliste, Élise Chatauret et Thomas Pondevie préfèrent, à juste titre, une approche… documentée. Un écart, une nuance qui permettent à l’art théâtral de s’installer. Avec comme point de départ le rappel maintes fois répété entre différentes séquences de ce fait divers qui fit réagir nos bien-pensants de la politique, un acte d’une violence « inouïe », celle perpétrée par des manifestants contre deux dirigeants d’Air France à qui l’on avait arraché et déchiré les chemises. De la violence « inqualifiable » de la suppression de 2900 postes de l’entreprise, il ne fut bien évidemment pas question, pas plus que de la violence qui mène à la violence, ce qui aurait demandé un minimum de réflexion…

Le spectacle composé d’une série de brèves séquences est mené à un rythme ternaire d’enfer ; elles tournent autour des thématiques concernant l’école, la famille et le travail, autrement les bases mêmes de nos vies. Une vraie ronde dans laquelle les six comédiens (François Clavier, Solenne Keravis, Samantha Le Bas, Manumatte, Julie Moulier et Charles Zevaco), tous épatants car jouant le « jeu » volontairement à la limite de la caricature, s’en donnent à cœur-joie, passant selon les séquences d’une figure à une autre sans coup férir ; enfant, parent, patron, employé… dans un perpétuel entrecroisement que l’astucieux dispositif scénique créé de Charles Chauvet permet de se déployer au mieux. C’est d’une grande drôlerie… vacharde qui n’occulte en rien, bien au contraire, la réflexion sur le phénomène de la violence dont nos vies sont soumises à notre insu.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage