"Premier amour" : en amorce du théâtre

Jean-Pierre Han

28 mars 2023

in Critiques

Premier amour de Samuel Beckett. Réalisation de Dominique Valadié et Alain Françon. La Scala, jusqu’au 19 avril, à 19 h 30 les mardi et mercredi, les 7, 8, 14 et 15 avril. 14 h 30 le dimanche. Tél. :01 40 03 44 30. www. lascala-paris.com

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Si la nouvelle de Samuel Beckett, Premier amour, est l’un des premiers textes que l’écrivain a écrit en français en 1945, en revanche c’est loin d’être la première fois qu’Alain Françon aborde l’ écriture de l’auteur, dont il a désormais une connaissance plus qu’approfondie. D’ailleurs son travail sur En attendant Godot peut encore se voir juste à l’étage au-dessus de la petite salle de la Scala. On peut dès lors considérer ces représentations de Premier amour comme un soubassement, une sorte de laboratoire clandestin – d’ailleurs tout se joue dans une semi-obscurité – du chef-d’œuvre de Beckett !… Laboratoire dans lequel Françon ne s’est pas embarqué seul puisqu’il est accompagné cette fois-ci de Dominique Valadié (conception et mise en scène sont signés conjointement) dont il est inutile de dire à quel point on est heureux de la voir elle aussi aux prises avec l’univers et les mots de l’auteur. Jusqu’à présent la comédienne n’avait pu accompagner le metteur en scène dans ses différents travaux sur l’œuvre de Beckett, faute de rôle féminin dans son choix des textes (sauf peut-être le rôle de Nell enfouie dans une poubelle dans Fin de partie !) ; resterait bien Oh les beaux jours auquel il ne s’est pas (encore ?) attaqué… L’argument vaut-il vraiment ici puisque c’est bien un homme qui parle de son très particulier Premier amour, sans qu’un seul mot n’ait été féminisé et sans que cela ne pose le moindre problème. Révélation de la puissance du texte ? Peut-être, mais c’est aussi et surtout la confirmation, si besoin était, de l’immense talent de la comédienne qui décortique presque simplement la parole de Beckett, la saisissant pour ainsi dire dans son essence et son apparente sécheresse.

À deux le duo (ou le couple) Dominique Valadié-Alain Françon fait calmement merveille et rend justice à la nouvelle de Samuel Beckett. À la fois tranquillement terrifiante et ironique. Il est tellement à son aise que de ci-de là il n’hésite pas à parsemer le travail de scène de petits rappels à d’autres œuvres : ce sont les lunettes noires de Hamm dans Fin de partie, le chapeau melon ou la valise sortis tout droit de Godot. Quant au costume étalé sur le devant de la scène comme une figure désincarnée, vidée de toute vie, d’un personnage que peut contempler à son aise la comédienne assise sur sa chaise…

Drôle d’olibrius que ce personnage à qui la comédienne donne vie à la manière très beckettienne, c’est-à-dire dans une sorte de volontaire désincarnation, entre méchanceté, humour noir, entre vie et non vie, pathétique et autres sentiments évacués. De ce point de vue, la première phrase du texte est éloquente : « J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps ». Elle donne pour ainsi dire le la de la nouvelle que Dominique Valadié nous offre avec une sorte de détachement étonné. Un vrai cadeau juste un peu désespéré.

Photo © Thomas O'Brien