Manipulations en tous genres

Jean-Pierre Han

11 mars 2023

in Critiques

White dog d’après Romain Gary. Mise en scène de Camille Trouvé. Théâtre 14 à 20 heures les mardi, mercredi et vendredi, à 19 heures le jeudi et 16 heures le samedi. Tél. : 01 45 45 49 77. www.theatre14.fr

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Trois rouleaux de papier accrochés aux cintres se déroulent sur le devant de la scène : c’est le début du spectacle des Anges au plafond qui donnent ainsi, d’emblée, le la du spectacle. Occultant ainsi dans ce premier temps la scénographie (très) élaborée de Brice Berthoud, l’interprète principal dans le rôle du narrateur et co-directeur, avec Camille Trouvé, de la compagnie. Des ombres chinoises apparaissent, et sur le rouleau central s’écrivent les mentions de la date, 1968, et du lieu de l’action, Los Angeles, alors que les contours de la tête d’un chien sont esquissés, et avant que, rouleau découpé au milieu comme une fenêtre, la scène se découvre : le spectacle commence. L’histoire en son résumé est simple : elle est l’œuvre de Romain Gary que les Anges au plafond avaient déjà convoqué dans un précédent opus, R.A.G.E créé en 2015 deux ans avant la création du spectacle repris ici, ce dont on ne peut que se réjouir.

Dans White dog écrit en 1969, Romain Gary se met lui-même en scène avec sa femme Jean Seberg connue, en dehors de son talent d’actrice, pour ses positions anti-racistes. L’écrivain y narre une histoire qui leur est réellement arrivée, à savoir l’adoption d’un berger allemand abandonné qu’ils prénomment Batka (petit père en russe). Or ce chien affectueux avec eux a été spécialement dressé pour tuer des Noirs. Nous sommes en 1968 dans un contexte bien particulier, celui de l’assassinat de Martin Luther King en avril de la même année, provoquant des émeutes, à Baltimore et Washington notamment… Le couple Romain Gary-Jean Seberg représenté en marionnettes (toujours de papier ; c’est la matière principale travaillée à tous les niveaux par Les Anges au plafond) prendra conscience de la monstruosité de leur chien après que des employés Noirs seront venus, ou ont tenté de venir, dans leur propriété… Plutôt que de tuer le chien Romain Gary préferera tenter de l'"éduquer". Au rythme d’une batterie tenue par Arnaud Biscay qui ponctue et accompagne, sans jamais vous lâcher, le déroulement de l’action, se développe donc l’action menée par le narrateur. Une action et un jeu extrêmement élaborés dans sa complexité même, avec marionnettes – celle du chien est particulièrement marquante et belle si on peut employer ce terme pour cette espèce de monstre au double "visage" – écrans de télévision sur lesquels défilent des images de l’actualité brûlante d’alors, panneaux de papier sur lesquels apparaissent des pages de texte, tournette et jeux d’ombre, graffitis sur grandes feuilles de papier sur lesquelles sont inscrits en rouge, comme sur les tee-shirts des marionnettistes, le slogan « I am a man »,… Ce fourmillement scénographique est agencé et géré de main de maître par la metteure en scène, Camille Trouvé, aidée de sa dramaturge, Saskia Berthod, alors que les marionnettistes, Brice Berthoud, Tadié Tuéné et Yvan Bernardet assument avec talent cette leçon d’humanisme qui n’hésite pas à en passer par la représentation d’une certaine violence pour délivrer son message.

Photo : © Vincent Muteau