Un chant tragique

Jean-Pierre Han

5 mars 2023

in Critiques

Grand Palais de Frédéric Vossier et Julien Gaillard. Conception et mise en scène de Pascal Kirsch. Spectacle créé au CDN de Reims le 1er mars. TN Strasbourg du 10 au 16 mars. Tél. 03 88 24 88 24.

Le texte de la pièce est édité aux Solitaires intempestifs. 64 pages, 13 euros.

GrandPalais_©CieRosebud_ REPETITON MAI-1913

C’est un projet d’une belle ambition à laquelle s’est attelé Pascal Kirsch, ce qui, pour peu que l’on se remémore son parcours avec ses collaborations artistiques, de Marc François à Claude Régy, en passant par bien d’autres personnalités que l’on apprécie, esquisse déjà certaines lignes, et promettait une tonalité plutôt sombre, complexe voire tourmentée, mais toujours intelligemment gérée. En l’occurrence, s’attaquer à l’écriture (on devrait dire aux écritures) de Grand Palais de Frédéric Vossier et de Julien Gaillard relevait d’un véritable défi. Dans l’exacte mesure où cette œuvre dans sa conception et son écriture tourne le dos à une certaine tradition théâtrale pour se diriger vers une forme de poésie dramatique ou carrément élégiaque, dans la mesure où elle appelle d’autres formes d’arts, visuel ou sonore. Ce vers quoi le sujet choisi ne pouvait manquer de mener. Points de départ : le célébrissime peintre Francis Bacon à qui le Centre Pompidou consacre une grande rétrospective. Nous sommes donc en 1971, Francis Bacon a insisté auprès de son amant et modèle, George Dyer, pour qu’il l’accompagne. Deux jours avant l’inauguration de l’exposition, George Dyer se suicide dans leur chambre d’hôtel, Francis Bacon, dévasté, assistera néanmoins au vernissage de l’exposition…

Frédéric Vossier à l’origine de ce projet d’écriture a contacté Julien Gaillard pour que celui-ci l’accompagne dans cette aventure ; lui prendra en charge les paroles de George Dyer, Julien Gaillard celles de Francis Bacon. C’est tout ce que Vossier lui dit. Les deux auteurs écrirons donc chacun de leur côté, sans jamais se concerter, sans autre consigne que d’écrire, écrire. Et c’est donc le résultat de ce très singulier travail que Pascal Kirsch met en scène. Il y a donc bien deux blocs d’écriture, deux langues, deux blocs poétiques, à la rythmique, et à la forme qui semblent ne pas devoir s’accorder, et pourtant, saisis dans leur développement, et éventuellement dans leur interpénétration, finissent par dessiner un étrange et très décalé dialogue, alors qu’au cœur même des propos de Francis Bacon sont insérés des appels à des visuels (de célèbres tableaux de l’histoire de l’art, mais pas que)… Dans cet état d’esprit les quelques vers de T.S. Eliot cités en exergue sont on ne peut plus parlants : « Des pas résonnent dans la mémoire/ Le long du corridor que nous n’avons pas pris/Vers la porte que nous n’avons jamais ouverte/Sur le jardin de roses. Mes paroles font écho/Ainsi, dans votre esprit […] » Les portes, effectivement, ne seront jamais ouvertes entre Francis et George, et le monde ; « Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant » martelait Apollinaire… Ce sont deux lamentos décalés qui s’élèvent. L’intuition de Vossier s’avère juste dans la juxtaposition de ces deux paroles, de ces deux chants aussi contrastés que ceux qu’il a écrit avec Julien Gaillard. On aura d’ailleurs compris comment dans ce spectacle ls éléments vocaux et la musique (Richard Comte est présent sur scène) est nécessaire, mais pas plus pas moins cependant que tout ce qui concerne les éléments visuels (vidéo, projections – comme floutées – des images indiquées par Vossier). Un spectacle total en somme pour tenter de saisir l’essence du texte, dans une conception scénographique qui sépare le plateau en différents espaces, d’une belle justesse. Avec une belle interprétation que portent Arthur Nauzyciel (qui serait Francis), Vincent Dissez (qui serait George) et Guillaume Costanza. Sous le regard chorégraphique de Thierry Thiêu Niang : rien n’a été laissé au hasard dans ce spectacle de Pascal Kirsch qui a réellement pensé dans sa profondeur ce Grand Palais et le restitue dans sa dimension fantomatique qui côtoie le cauchemar.

Photo : © Compagnie Rosebud