Un "suicidé de la société"

Jean-Pierre Han

17 février 2023

in Critiques

Le Suicidé de Nicolaï Erdman. Traduction d’André Markowicz. Mise en scène Jean Bellorini. Jusqu’au 18 février à la MC93, en partenariat avec le théâtre de Nanterre-Amandiers, à 20 heures. Puis tournée. Tél. : 01 41 60 72 72.

der-selbstmorder-845x321

En rajoutant au titre de la pièce de Nicolaï Erdman, Le Suicidé, la mention de « vaudeville soviétique », Jean Bellorini définit l’axe principal de son travail de mise en scène ; c’est bien un vaudeville que l’on voit sur le plateau, dans sa tradition la plus pure avec une sorte d’infernale mécanique remontée à bloc et qui se déroule en s’accélérant. Rire assuré. Toutefois cet ajout semble mettre de côté la dimension éminemment politique de l’œuvre, à moins que le simple fait de dire que ce vaudeville est « soviétique » nous y renvoie ! Or cette dimension y est bel et bien, et d’une méchanceté imparable qui plus est ! La censure de l’époque pas plus que Staline qui semble avoir eu connaissance de la pièce, – qui date de 1928 –, ne s’y étaient d’ailleurs guère trompés, et on ne s’étonnera guère de la simple et pure interdiction (puis condamnation de son auteur par la suite) de l’œuvre qui ne vit jamais le jour sur un plateau alors qu’elle avait été longuement répétée par Meyerhold et que même l’intercession de Stanislavski auprès des autorités s’avéra vaine… Ainsi d’ailleurs s’acheva la « carrière » d’auteur dramatique de Nicolaï Erdman, dont la première pièce, Le Mandat, montée par Meyerhold en 1925 avait connu un immense succès. Nicolaï Erdman ne tentera plus jamais d’écrire pour le théâtre, ce qui ne l’empêchera pas d’être arrêté en 1933, envoyé en exil, puis interdit de résider à Moscou…

Toute grande œuvre – ce qui est bien évidemment le cas de celle de Nicolaï Erdman – ayant la capacité de largement outrepasser l’époque à laquelle elle a été composée, il va de soi que la charge politique du Suicidé s’applique on ne peut mieux à notre époque et plus particulièrement à la Russie de Poutine et autres pays en mal de démocratie. Au cas où nous aurions tendance à l’oublier, Jean Bellorini a inséré dans son spectacle au moins deux séquences bien parlantes. La première en diffusant en russe par l’entremise de la metteure en scène Tatiana Frolova la lettre que Mikhaïl Boulgakov écrivit en 1938 à Staline pour qu’Erdman puisse être réhabilité et revenir à Moscou. La deuxième séquence en projetant la vidéo du rappeur Ivan Petunin qui s’est jeté en septembre dernier du haut d’un immeuble de Krasnodar pour éviter d’être mobilisé en Ukraine… Toute ambiguïté concernant le propos de Nicolaï Erdman balayée, Jean Bellorini développe la fable de l’auteur, celle – pour aller vite – d’un suicidé malgré lui à cause d’un quiproquo acerbe provoqué par sa femme, avec une belle maestria. La pièce d’Erdman entre à merveille dans le registre de travail du metteur en scène, là où il est à l’aise et excelle. D’ailleurs n’avait-il pas déjà monté Le Suicidé en 2016, mais avec des acteurs allemands du Berliner Ensemble certes, ce qui l’avait amené, ne connaissant pas la langue germanique, à travailler davantage sur la musicalité du texte ? Et là il se retrouve dans son élément où il est parfaitement à son aise. On trouve donc tout naturellement sur le plateau les musiciens Anthony Caillet aux cuivres, Marion Chiron à l’accordéon et Benoît Prisset aux percussions… Mais c’est surtout l’authentique troupe de théâtre qui l’entoure (ils sont pas moins de 16 sur le plateau), François Deblock en tête – Sémione Sémionovitch le « suicidé » –, un comédien avec lequel il avait déjà travaillé le rôle, il y a une quinzaine d’années, est décisive dans la réussite du spectacle. À cet égard, rappelons que Jean Bellorini est le directeur du TNP, et que c’est la pure tradition de cette célèbre structure qu’il remet au goût du jour.

Photo : © Lucie Jansch