Dea Liane : une belle entrée en matière

Jean-Pierre Han

5 février 2023

in Critiques

Le Cœur au bord des lèvres (Asmahan/Variation) de et par Dea Liane. Spectacle créé au CDN de Besançon le 20 janvier 2023. Du 9 au 22 février au Théâtre de l’Athénée, à 20 h 30. Puis tournée. Tél. : 01 53 05 19 19. www.athenee-theatre.com

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Mais qu’est donc allée chercher Dea Liane dans l’élaboration de son tout premier spectacle, Le Cœur au bord des lèvres, consacré à la chanteuse Asmahan ? Tracer le portrait de cette icône moyenne orientale qui n’eut d’égale en ferveur et notoriété qu’Oum Kalthoum ? Sans doute se dira-t-on, d’autant que la vie de cette artiste est un concentré de mystères et de légendes au point qu’on l’a surnommée un peu rapidement de « Marilyn du Moyen-Orient », toujours finalement pour avoir une référence occidentale. Une vie emplie de mystères qui s’acheva de manière tragique – elle avait 32 ans – dans un accident qui ressemblait, les circonstances de ce drame ne pouvant que mener à cette interprétation, à un assassinat. Femme à l’indéniable beauté et au talent fascinants, qui côtoya les grands (princes et autres) de ce monde, on ne sait plus trop si elle fut espionne durant la guerre, et si ce fut le cas, à la solde de qui, des britanniques ou des allemands, des deux peut-être même, alternativement ou pas !… Oui, qu’est donc allée chercher Dea Liane en se plongeant dans l’étude minutieuse de la vie d’Asmahan ? Bien autre chose que les faits et les éclats d’un itinéraire romanesque singulier dans le monde arabo-musulman. Mais peut-être plus profondément sa propre identité de jeune femme (qui curieusement a aujourd’hui l’âge d’Asmahan au moment de sa disparition) née comme la chanteuse d’un père syrien et d’une mère libanaise. La coïncidence est frappante, comme si, et cela apparaît à un moment dans le spectacle, l’image projetée sur un grand écran de la comédienne Dea Liane venait se superposer à celle d’Asmahan, et c’est vrai qu’il y a entre les deux jeunes femmes une troublante et belle ressemblance. Alors ? Est-ce la volonté d’en revenir, sans tomber dans le piège d’un certain angélisme, à un monde d’autrefois d’avant les catastrophes politiques du monde d’aujourd’hui : c’est clairement dit à la fin du spectacle. Toutes choses qu’Asmahan n’a pas connu, mais que Dea Liane, elle, a vécu : « avant que le Proche-Orient ne s’enflamme autour de la question israélo-palestinienne, avant les dictatures, avant Assad, avant que le Liban ne sombre dans la guerre civile, avant que l’islam ne se radicalise, avant que l’immense majorité des femmes musulmanes ne se voilent, avant le printemps arabe et la guerre civile syrienne, avant Daech »… Cette simple énumération déplace clairement le propos de la metteuse en scène et la sort d’un simple complexe de nostalgie, mais c’est aussi clairement placer son propos, littéraire et théâtral sous le signe, je le répète, de la recherche de sa propre identité.

Cela explique également que sa mise en scène (Célie Pauthe l’y aura sans doute poussée elle qui nous avait « révélée » Dea Liane dans son Antoine et Cléopâtre dès sa première apparition en servante – elle chantait déjà – avant de reprendre le rôle-titre en alternance avec Mélodie Richard) refuse de se concentrer sur ce qui n’aurait été qu’un déroulé de la vie d’Asmahan. Dans un espace sinon éclaté (signé Salma Bordes en collaboration avec Marianne Tricot), du moins partagé, car appel a été fait à un musicien, Simon Sieger dont les interventions multi instrumentales affermissent et développent la ligne dramaturgique. Dea Liane développe avec une belle maîtrise son propre discours, car le travail d’écriture de la jeune femme est loin d’être secondaire : il faudra y être attentif dans ses prochaines créations que l’on attend avec impatience, déjà.

Photo : © Jean-Louis Fernandez