Une leçon de théâtre
La Mort d’Empédocle (Fragments) de Hölderlin. Mise en scène de Bernard Sobel en collaboration avec Michèle Raoul Davis. Théâtre de l’Épée de Bois, jusqu’au 5 février, à 21 heures du jeudi au samedi, à 16 h 30 samedi et dimanche. Tél. : 01 48 08 39.74. www.epeedebois.com
Hölderlin, tout juste après sa « période » consacrée à Hypérion, était revenu à trois reprises dans l’écriture de sa tragédie de La Mort d’Empédocle, pour finalement la laisser en état d’inachèvement. Bernard Sobel, lui, après avoir mis en regard dans la petite salle du 100ecs à Paris un chapitre du Château de Kafka à un extrait de la pièce de Hölderlin, revient cette fois-ci, « pour de bon » (c’est-à-dire exclusivement et en déroulant le parcours du philosophe presqu’à son terme) à Empédocle, même si son nouveau spectacle est construit à partir de fragments des trois versions. On se doute que les différentes moutures de la Mort d’Empédocle (et par-delà, bien sûr, toute l’œuvre du poète) ont dû travailler longuement Sobel. Sans doute d’ailleurs aura-t-il pu en discuter à un autre fervent d’Hölderlin (il ne manquait pas de parsemer ses spectacles de ses citations), François Tanguy, tout récemment disparu. Un calicot est déployé au-dessus de la scène : « Hommage à François Tanguy ». Tout le spectacle se déroulera sous cette enseigne. On est dans la justesse (et la générosité) des choses.
En collaboration avec Michèle Raoul Davis (une fidèle d’entre les fidèles) Bernard Sobel nous restitue donc la trajectoire d’Empédocle et met au jour, d’admirable façon, ce qui constitue le noyau des trois variations de la pièce de Hölderlin, à savoir l’impossible adéquation entre l’homme et la totalité divine ou pas, et ne faire q’un avec la nature. Empédocle, si l’on suit Jean-Luc Nancy est bien aussi « le premier grand témoin de ce qu’il appelle ”le détournement des dieux”, le premier grand témoin d’un écart absolu entre l’homme et les dieux ». Sobel nous fait parcourir à la lettre le chemin qui va mener Empédocle, médecin et philosophe pré-socratique, vers le suicide – il se serait jeté dans l’Etna en fusion –. Une ligne d’une absolue rigueur sur le vaste plateau nu de l’Épée de bois, dont on ne dira jamais assez la beauté, et que le metteur connaît dans ses moindres recoins pour y avoir œuvré à maintes reprises, n’hésitant pas, lorsque nécessaire, à investir la salle. Une absolue rigueur qui donne à entendre avec une belle clarté la langue du poète et qu’une interprétation en tout point remarquable magnifie. À commencer par Matthieu Marie qui donne vie avec une rare et intense sobriété au personnage d’Empédocle. Sa justesse d’interprétation trouve son répondant dans celles de ses camarades de plateau. Ainsi, le duo qu’il forme avec Laurent Charpentier, le très fidèle disciple d’Empédocle, qui accompagne son Maître (son Père comme il est dit), est d’une extraordinaire justesse dans leurs différences même. « Ta parole me subjugue, prodige, il faut/Te céder, il faut t’obéir, et je veux et ne veux/Pas » dit en conclusion Pausanias. C’est exactement cette situation, cette différence et cet accord que les deux comédiens incarnent avec doigté. Les autres interprètes, Julie Brochen, Marc Berman (en alternance avec Claude Guyonnet), Valentine Catzéflis, Gilles Masson et Asil Raïs sont dans le même tempo. On n’aura garde d’oublier le chœur des élèves de la Thélème Théâtre École que dirige Julie Brochen. Bernard Sobel (avec Michèle Raoul Davis) nos donne là un spectacle qui redonne confiance dans l’art du théâtre tel qu’il l’a toujours pratiqué, c’est-à-dire dans l’intelligence de son inscription dans les problèmes de notre société et de notre humaine condition.
Photo : © Hervé Bellamy