Le paradoxe d'Oblomov

Jean-Pierre Han

10 janvier 2023

in Critiques

Oblomov de Nicolas Kerszenbaum, d’après le roman d’Ivan Gontcharov. Mise en scène de Robin Renucci. Théâtre national de Marseille, la Criée. Spectacle présenté du 5 au 8 janvier 2023.

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Une fois de plus Robin Renucci qui prend dès cette saison les rênes du CDN de la Criée à Marseille aura visé juste. Il a programmé, pour faire connaissance avec son nouveau public – et pour ainsi dire se présenter à lui théâtralement – la reprise d’un spectacle qu’il a créé et rodé lorsqu’il dirigeait les Tréteaux de France, Oblomov de Nicolas Kerszenbaum d’après l’œuvre éponyme datant du 19e siècle et devenu un classique d’Ivan Gontcharov. Reprise, ou recréation peut-on dire tant les conditions de représentation diffèrent. Autant l’espace de jeu aux Tréteaux de France était presqu’exigu, confidentiel, autant ici avec un plateau de 20 mètres d’ouverture et 14 mètres de profondeur le spectacle trouve une autre et ample respiration. Quant à la salle avec ses quelques 700 places, toutes remplies lors de la soirée inaugurale car le public très mélangé, curieux et simplement avide de « retrouver » le plaisir du théâtre, a répondu présent ; une très heureuse surprise. Recréation aussi dans la mesure où, par rapport à la distribution initiale, deux rôles, et pas des moindres, ont changé puisqu’il s’agit de ceux d’Oblomov et de la très maternelle et rassurante Agrafia auprès de laquelle le « héros » préférera couler (sans jeu de mots !) de très paisibles jours.

Qu’à tout cela ne tienne, l’enjeu de la représentation, de tout le travail de Robin Renucci, demeure : « élaborer un théâtre accessible à tous ». À la mention de théâtre on pourrait ajouter l’expression de « qualité » ; car c’est de cela dont il est question ici, et l’autre soir à la Criée il s’agissait bien d’un authentique théâtre de service public tel que l’on en a connu… jadis. Tout y était : qualité du texte, qualité de l’interprétation de la troupe, le tout dans une scénographie astucieuse de Samuel Poncet avec une boîte, celle du retranchement d’Oblomov, posée dans la grande boîte qu’est la scène, dans une sorte d’étagements d’espaces, une mise en scène sobre, une direction d’acteurs, tous d’une belle justesse. On se régale donc à cette adaptation de Nicolas Kerszenbaum fidèle jusque dans son découpage en quatre parties bien distinctes qui marquent bien l’« évolution » d’Oblomov, si on peut employer ce terme puisque le personnage reste dans un constant refus de toute activité, ne pensant en fait qu’à rester dans les limbes de la nostalgie du paradis perdu de l’enfance, finissant même par ne pas entretenir la petite flamme que l’amour qu’il découvre pour la jeune et vive Olga (qu’incarne avec beaucoup de grâce Pauline Cheviller) a tout de même fait naître en lui. Et le voilà enfin entre les mains maternelles d’Agafia (parfaite Lisa Toromanian) et dans son éternel duo avec son inénarrable « double » en la personne de Zakhar à qui Gérard Chabanier prête sa silhouette traînante.

La personnalité d’Oblomov ne manque pas de poser de sérieuses questions dans son refus du monde (que le personnage de son ami d’enfance Stolz – Valéry Forestier – représente) poussé à son extrême limite. Et c’est peut-être à ce niveau que se situe le paradoxe sinon du personnage, du moins de la représentation qu’en donne son interprète, Guillaume Pottier, un vif gaillard qui déploie tout de même une formidable énergie à ne pas vouloir durant les trois-quarts du spectacle ! Il en deviendrait virulent et presque vindicatif…

On n’aura pas tout dit enfin si on ne signale pas les interventions musicales au violoncelle d’Amandine Robilliard qui rythment en toute discrétion l’ensemble de la représentation.

Photo : © Nabil Boutros