Dans la solitude d'un chantier en Afrique

Jean-Pierre Han

15 novembre 2022

in Critiques

Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène de Mathieu Boisliveau. Théâtre de la Bastille, jusqu’au 2 décembre à 20 h 30. Tél. : 01 43 57 42 14.

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Bernard-Marie Koltès a beau être devenu un classique contemporain (il a disparu il y a 33 ans), certaines de ses œuvres sont peu jouées. C’est le cas de Combat de nègre et de chien, dont la création en 1983 par Patrice Chéreau n’aura sans doute pas aidé à ce que d’autres metteurs en scène s’y confrontent. Il faut remonter à 2010 pour trouver trace d’une mise en scène marquante (à défaut d’être totalement convaincante) avec Michael Thalheimer au théâtre de la Colline… On est d’autant plus heureux de se retrouver au théâtre de la Bastille face au travail du collectif Kobal’t avec Mathieu Boisliveau aux manettes cette fois-ci. Car ce qui frappe d’emblée dans ce travail – c’est sa qualité première – présenté dans un espace clos par des rangées de spectateurs disposées de manière tri-frontale, devenant ainsi les « gardiens » du monde inventé par l’auteur, c’est bel et bien la langue et la voix de Bernard-Marie Koltès. Ce qui devrait être après tout la moindre des choses, offre ici soudainement un caractère d’évidence que l’on n’a pas toujours l’occasion d’apprécier au théâtre, ce qui est pour le moins paradoxal.

La scénographie de Christian Tirole, plante sur le sol recouvert de sable le camp retranché d’un chantier de travaux public implanté en Afrique et bien sûr dirigé par un blanc, le seul ici avec un ingénieur, c’est réellement un lieu « privilégié » – on sait à quel point cette notion est importante dans le théâtre de l’auteur – qui nous est ainsi offert, dans ce qui pourrait paraître évident. Voilà pour le lieu du combat, un ring sur lequel les personnages, deux par deux, vont d’affronter ; tout le texte est ainsi constitué d’affrontements tels qu’on en retrouvera tout au long de son œuvre. À ce jeu, Koltès excelle (voir Dans la solitude des champs de coton), et dévoile ainsi ce qui constitue le fond même, le « for intérieur » de ses personnages. D’ailleurs Koltès a bien pris soin à la suite de son texte de publier des notes et ébauches concernant ses personnages et où il semble vouloir donner quelques clés de compréhension de ses personnages et de la pièce elle-même. Mais soyons clair, s’il précise que sa pièce ne parle pas de l’Afrique et des noirs, qu’elle « ne raconte ni le néocolonialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis », il n’en reste pas moins que les racines de son œuvre écrite plus tard alors qu’il était en Amérique du sud, sont nées sur la terre d’Afrique, dans un chantier tel qu’on peut le voir sur scène, il n’est qu’à lire sa superbe Lettre d’Afrique adressée à Hubert Gignoux. Quoi qu’il dise il y a toujours chez lui, dans son œuvre, une sorte d’oscillation entre clarté et obscurité, entre « ouverture et fermeture » comme dirait un de ses exégètes, Christophe Triau. Ce qui est sûr c’est que tous ses personnages – ils sont quatre ici, trois blancs (une femme et deux hommes), et un noir – souffrent d’une blessure, d’une brisure intime et que celle-ci les plonge dans un sentiment de solitude absolue. Dans Combat de nègre et de chiens, tout semble relativement simple dans le développement de la pièce, mais cette simplicité, cette clarté sont trompeuses. Reste un sentiment diffus, quelque chose de l’ordre du sensible, comme ces cris que les gardiens qui entourent le chantier émettent la nuit les uns après les autres dans une sorte de dialogue inquiétant. Et c’est bien cela que l’on retrouve dans le travail de Mathieu Boisliveau qui jette ainsi les quatre personnages, un à un, Hal, le chef de chantier, Cal l’ingénieur, Léone, la femme que Hal a fait venir, d’origine allemande et qui récite quelques vers du Roi des Aulnes de Goethe, et Alboury, le Noir qui réplique en Ouoloff, venu chercher le corps de son frère mort dans un « accident » sur le chantier (c’est en fait Cal qui l’a tué). Le « jeu » – c’en est un – est mené avec rigueur et assumé avec justesse par les quatre comédiens, avec rage par Thibault Perrenoud, avec plus de fausses respirations par Pierre-Stefan Montagnier, Chloé Chevalier et Denis Mpunga, mais toujours dans une inquiétante tension. Un beau travail au cœur de l’écriture de Koltès.

Photo © Gilles Le Mao