Des entrées en matière théâtrales convaincantes

Jean-Pierre Han

11 novembre 2022

in Critiques

« La Taïga court » de Sonia Chiambretto 4 mises en scène de Antoine Hersel, Timothée Israël, Ivan Marquèz et Mathilde Waeber. Avec les groupes 46 et 47 de l’École du TNS données du 4 au 7 novembre 2022.

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La vertu première de cet événement de l’École du TNS – grâces en soient rendues à Stanislas Nordey, son directeur, et à son équipe pédagogique – est sans aucun doute d’avoir mis pendant deux mois pleins à la totale disposition de ses élèves (toutes disciplines confondues) des deux dernières promotions, celle qui vient de se terminer et celle de la 3e et dernière année, l’énorme machine qu’est le CDN, en ordre de marche. Ils ont donc été quarante-deux étudiants répartis en quatre groupes pour présenter un spectacle dans des conditions professionnelles qu’ils ne retrouveront sans doute pas tout de suite lorsqu’ils seront amenés à voler de leurs propres ailes. Quatre spectacles donc à partir d’un même texte – c’est la seule contrainte imposée – dont le titre « La Taïga court » semble déjà ouvrir les portes de l’imaginaire. Un imaginaire, lorsqu’il s’agira d’aller y voir d’un peu plus près, qui emmènera les jeunes gens invités à l’explorer vers des rivages pas toujours flamboyants. Car le texte est signé Sonia Chiambretto dont on connaît la formidable capacité poétique à rendre compte, toujours dans une rythmique qui vous saisit corps et âme, de la réalité toujours politique des choses. « La Taïga court » (petite nuance typographique avec la première partie écrite en italique et le dernier mot en romain – ou inversement) propose déjà dès son entame cette singularité parlante sur laquelle on pourra toujours s’interroger… Sans doute faut-il aussi voir dans ce choix de Sonia Chiambretto la patte de Fédéric Vossier, le responsable de la section dramaturgie et lui-même auteur dramatique de talent œuvrant toujours aussi au cœur de la question politique. Avec Sonia Chiambretto nous sommes conviés à « affronter de plein fouet la question écologique » dans une sorte de poème-montage d’où même l’humour et l’ironie ne sont pas exclus !

Quatre spectacles donc que l’on évitera de comparer, même si dans ce genre de configuration la tentation est toujours présente, d’ailleurs les différentes équipes, sans se concerter ont comme pris soin de nous faire éviter cet écueil tant ils sont différents les uns des autres. C’est dire simplement que chacun développe une authentique et très singulière personnalité. Preuve est également ainsi faite qu’à partir d’un seul et même texte, les appréhensions peuvent être totalement différentes les unes des autres. Et d’abord s’il semble que la mise en scène d’Ivan Màrquez tente de respecter (au pied de la lettre a-t-on envie d’ajouter) le déroulement du texte de Sonia Chiambretto, et lui être ainsi d’une absolue fidélité dans sa transposition théâtrale, les travaux de Timothée Israël et d’Antoine Hespel, de leurs côtés, l’appréhendent de manière quelque peu différente, le premier en opérant des coupures (en accord avec l’autrice), le second en jouant de manière délibérée sur le découpage du texte en tableaux bien séparés les uns des autres. (Pour des questions de planning, je n’ai malheureusement pas pu assister au spectacle de Mathilde Waeber, et d’en voir seulement la scénographie pour aussi intéressante qu’elle soit, est vraiment insuffisant).

Le texte de Sonia Chiambretto, s’il n’est pas forcément simple (la question se pose d’emblée de savoir qu’en faire au plan théâtral), n’en comporte pas moins quelques précieuses indications fournies par l’autrice : « Un type de brouillard

Avec la distance […]

Ça manque de définition

Comme une lourdeur une épaisseur une humidité

Ça manque vraiment de définition

J’aime cette tonalité un peu soft, non ? » nous prévient-elle d’emblée et de poursuivre sur la page suivante en l’intitulant « Scénarios », indiquant en deux langues, française et anglaise, en fin de parcours que « Des scénarios ne sont ni des prédictions, ni des prévisions ». On ne pourra donc pas dire que les jeunes artistes n’auront pas été prévenus ! Prédictions dont, bien sûr, ils n’auront pas manqué de tenir compte, et qui, finalement, leur a laissé une totale liberté. Une liberté dont ils auront, au vu de leurs travaux, su tirer profit. À commencer dans la composition de leurs équipes, certains ayant fait appel à un dramaturge (Ivan Marquèz), d’autres à une collaboratrice extérieure et à une élève issue d’une autres école (Antoine Hespel), ou carrément à un intervenant extérieur (Mathilde Waeber). Simples détails qui peuvent toutefois en dire long sur la conception et le développement des spectacles.

Les titres qu’ont choisi les équipes théâtrales sont parlants. Ainsi avec Anti-atlas d’Ivan Marquèz (encore en cours d’étude avec le groupe 47) il est clair que l’accent est mis sur l’impossibilité à laquelle s’est heurtée Sonia Chiambretto de déchiffrer le monde ou plutôt une partie qu’elle désirait investir, à savoir « rencontrer des éco-réfugiés et [de] travailler à partir de leur parole ». Mission impossible, et c’est sur cette tentative et du trouble que cela a généré qu’Ivan Marquèz a bâti son spectacle, mettant au jour les contours d’un anti-atlas. Sur scène les séquences se construisent et se déconstruisent sous nos yeux, les technologies contemporaines bricolées et dérisoires (elles sont par ailleurs dévoreuses de cette énergie qu’il faut économiser) n’échappant pas à leur sagacité. Les comédiens emmenés par la très prometteuse Lucie Rouxel jouant le jeu avec ses camarades de plateau jusqu’au bout.

Avec Bleu béton Timothée Israël donne le la de sa scénographie dans laquelle il entend plonger le spectateur qui se retrouve face à une petite dalle de béton posée sur le sol bleu alors que l’obscurité enveloppe l’ensemble sur lequel s’abat une épaisse fumée : c’est ce paysage qui surgit à l’évocation de la menace du réchauffement climatique et de ses conséquences. Les comédiens viennent un à un sur la petite dalle, séparés à jamais les uns des autres. On aura compris qu’il fallait pour tenir le pari de cette évocation une rigueur de tous les instants – comme dans une sorte de cérémonial –. Timothée Israël l’assume jusqu’au bout : il tient son spectacle, de manière serrée, dans une tension constante qui évoque la tension que nous pouvons vivre vis-à-vis de notre époque, celle que précisément Sonia Chiambretto décrit.

Ce type de tension, avec sa Première cérémonie, Antoine Hespel semble vouloir le mettre de côté dans son découpage apparemment foutraque et fort réjouissant du texte de l’autrice. Ce n’est là qu’un leurre qui va piéger les spectateurs confortablement installés sur des fauteuils et des canapés, et assistant tranquillement, verre à la main, à diverses « plaisantes » séquences qui les rendront d’autant plus vulnérables lors du retournement de situation final où privés de leurs sièges, ils se retrouvent debout ne sachant plus vers quoi se tourner, ni quoi faire. « Pouvons-nous encore être de simples spectateur-trices ? » conclut Antoine Hespel…

Une belle et probante entrée en matière théâtrale. À suivre…

Photo : Première cérémonie d'André Hespel © Jean-Louis Fernandez