Le jeu des hypothèses (mathématiques ou autres ?)

Jean-Pierre Han

31 octobre 2022

in Critiques

Racine carrée du verbe être de Wajdi Mouawad. Mise en scène de l’auteur. Théâtre national de la Colline, jusqu’au 30 décembre. Spectacle en deux soirées. Lundi et mardi, 1ère partie. Mercredi, 3e partie. Intégrales, vendredi (17 h 30), samedi (16 h), dimanche (13 h 30). Tél. : 01 44 62 52 52. www.colline.fr

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Il a beau dire, Wajdi Mouawad, il a beau faire, cette fois en en faisant l’annonce dès le titre de son spectacle, avec sa formule toute « scientifique », il n’a tout au long de son œuvre cherché que cela, en arriver à éclairer ce qui demeure et qui demeurera toujours un mystère non quantifiable. D’ailleurs comme pour la valeur de Pi, cela peut demeurer infinitésimal ! Le voilà donc à nous proposer aujourd’hui des variations autour de la Racine carrée du verbe être où il n’est pas dit et pas forcément démontré qu’il nous en donne au bout de 6 heures de spectacle une quelconque solution. Il y aura pourtant mis du sien, nous expliquant savamment que selon le principe de la physique quantique « une présence au point A ne soit possible que par sa présence simultanée au point B », et développant théâtralement ladite proposition. Et, comme l’explique savamment la dramaturge du spectacle, Stéphanie Jasmin, « dans Racine carrée du verbe être, les mathématiques sont fondamentales autant comme impulsion formelle et structurelle que comme véhicule poétique, rythmique et analogique »… Admettons.

Il n’empêche, mathématiques ou pas, toute l’œuvre de Wajdi Mouawad tourne dans des facettes et des configurations mille et une fois réinventées autour de son roman familial, qu’il se mette lui-même directement en jeu et en scène, qu’il se cache sous la peau d’autres personnages qui lui ressemblent comme un frère (jumeau ; il est beaucoup question de jumeaux chez lui), des doubles troublants, c’est toujours le nœud familial qui est tissé et détricoté pour en arriver à cette sorte d’acmé avec Racine carrée du verbe être. On assiste sur le grand plateau du théâtre de la Colline dont il est le directeur (cela aide en la matière) à un incroyable déploiement physique et mental avec pas moins de quatorze comédiens (sans compter les enfants), et une équipe pléthorique ; il n’est qu’à lire les deux pleines pages de tous les collaborateurs du spectacle pour être persuadé que l’on est dans une création hors norme par les temps qui courent. Le tout avec une fiction se développant en une semaine de temps, parfaitement structurée ici (c’est mathématiquement la moindre des choses !).

À bien y regarder Wajdi Mouawad invente une mise en abîme démultipliée, pour autant que cela puisse se faire ! Car voilà jetés dans l’espace dessiné et savamment modulé par Emmanuel Clolus pas moins de cinq Wajdi alias Talyani ! L’un resté au Liban (le Liban étant bien entendu l’un des invariants dans l’œuvre de Wajdi Mouawad), un deuxième, neurochirurgien installé en Italie, le troisième, peintre reconnu, au Québec (autre invariant), le quatrième chauffeur de taxi en France, le dernier saisi dans les couloirs de la mort d’une prison texane et sur le point d’être exécuté… Ce dispositif, cinq éclats de vie, permet à Wajdi Mouawad de ramasser toutes les facettes, réelles ou rêvées, constituant sa personnalité. C’est réalisé sur le plateau avec dextérité et une grande intelligence ; on glisse littéralement d’une existence à l’autre, dans lesquelles le réel (le vécu) le dispute à la fiction. Ainsi le triptyque du peintre que l’on voit sur scène et qui sera massacré, a-t-il été réellement peint par Wajdi Mouawad. Troublant. Ainsi en est-il aussi de bon nombre d’épisodes, alors que reviennent en boucle (images filmées à l’appui) les dégâts causés par les explosions survenues en août 2020 dans le port de Beyrouth… Étonnant entrelacement ; les existences se développent, s’interrompent, se superposent, se reprennent. Toujours dans une extrême fluidité due notamment au talent de la distribution avec les cinq Talyani assumés par Wajdi Mouawad en personne et Jérôme Kircher soutenus par leurs douze camarades de plateau qui interprètent tous (Norah Krief exceptée, la sœur de Wajdi) une multitude de rôles. Car il y a foule sur scène, tout un monde pour évoquer les problèmes qui hantent notre temps, et même les derniers en date que plus personne n’ose éviter comme l’écologie.

En trois mouvements à peu près d’égale durée, il va de soi que c’est le deuxième temps qui est le plus fort, « noyau » du problème, alors que le premier, temps de l’exposition et le dernier qui malheureusement est celui de la conclusion et de la « morale » de l’histoire fait baisser la vive intensité du spectacle. Mais c’est bien l’ensemble qui fait sens, et il faut redire ici, par-delà la mise en écriture de la vie de l’auteur, l’excellence de son travail de plateau – dans un style reconnaissable entre tous, entre fluidité, vitesse et force – de vraies épures – , et dans cette manière particulière de diriger les comédiens les faisant entrer dans la dynamique d’un grand ensemble de l’aventure humaine.

Photo © Simon Gosselin