Un ultime acte d'amour ?

Jean-Pierre Han

26 octobre 2022

in Critiques

Les Enfants de Lucy Kirkwood. Mise en scène d’Éric Vigner. Théâtre de l’Atelier à Paris, à 21 heures. Tél. : 01 46 06 49 24.

Les-Enfants-Nouvelle-proportion-Pascal-Gély-2048x1536

Éric Vigner nous le rappelle fort opportunément, Jean-Pierre Vincent qui nous a quitté durant le confinement avait eu le projet de mettre en scène Les Enfants de Lucy Kirkwood. Sans doute voulait-il ainsi prolonger sa ligne de travail qui était passée par Le Cancrelat, une pièce de théâtre d’une autre jeune autrice anglaise, Sam Holcroft. C’est donc bien à Éric Vigner que revient le plaisir (qu’à l’évidence il a pris) de faire découvrir l’univers de Lucy Kirkwood, une jeune femme d’un peu plus d’une quarantaine d’années possédant une forte et talentueuse expérience théâtrale qui lui valent une belle notoriété dans son pays. On se réjouira au passage que les hasards de la programmation nous fasse découvrir pratiquement en même temps une autre pièce de l’autrice, Le Firmament, que présente cette fois-ci la directrice du CDN de Reims, Chloé Dabert.

Rien de plus logique que le succès des Enfants lors de sa création à Londres, au Royal Court, en 2017. La pièce possède en effet toutes les qualités que l’on reconnaît à un certain théâtre anglais, depuis Harold Pinter, David Hare, Martin Crimp, pour ce qui des auteurs ou autrices des « anciennes » générations jusqu’à celles beaucoup plus récentes comme Sarah Kane et Sam Holcroft. La pièce est solidement campée sur une structure traditionnelle, qui lorgne ouvertement vers le boulevard avec son trio de personnages, deux femmes et un homme, Rose, Hazel et Robin pour alimenter le genre dans des relations convenues : Hazel et Robin sont mari et femme, Rose et Hazel ont eu une aventure commune autrefois, quant à Rose et Hazel elles sont amies. Joli trio de scientifiques sexagénaires dont tous les membres se connaissent d’autant mieux qu’ils ont travaillé ensemble dans une centrale atomique qui a subi un vrai tsunami du type de celui de Fukushima auquel on ne peut pas ne pas penser. Hazel et Robin qui vivent ensemble sont restés sur place. Rose est partie il y a une trentaine d’années, mais elle revient aujourd'hui pour superviser le chantier.

Alors peut véritablement commencer la pièce, avec le retour surprise de Rose et sa question initiale qui va mettre le feu aux poudres et finir par tout désintégrer. Délicieux jeu auxquels les dramaturges anglais excellent. De l’apparemment très banale question de Rose : « Comment vont les enfants ? » jusqu’à sa proposition finale à ses deux collègues, le jeu se développe entre passé et présent, entre dialogues doux-amers, où les protestations d’amitié ne cachent que des vacheries, entre badinage et coups de griffe assassins. C’est à la fois drôle, tendre et pathétique, le tout mené avec une réelle virtuosité, une partition subtile interprétée au cœur d’un paysage contaminé. À ce jeu auquel elles excellent avec gourmandise, Dominique Valadié (l’amie) et Cécile Brune (la femme) prennent en étau le désemparé Frédéric Pierrot… Un authentique régal mené de main de maître par Éric Vigner qui pose avec Lucy Kirkwood la question de savoir quelle est encore notre volonté et notre capacité à sauver nos enfants de ce qui paraît presqu’inéluctable (le monde tel qu’il est).

Photo : © Pascal Gély