Les Dispositifs de Tiago Rodrigues

Jean-Pierre Han

24 octobre 2022

in Critiques

Iphigénie de Tiago Rodrigues. Mise en scène d’Anne Théron. En tournée à Martigues, Niort, Bayonne, Brive…

Catarina et la beauté des fascistes de Tiago Rodrigues. Mise en scène de l’auteur. Festival d’Automne. Théâtre des Bouffes du Nord. Jusqu’au 30 octobre à 21 heures. Tél. : 01 53 45 17 17.

Chœur des amants de Tiago Rodrigues. Mise en scène de l’auteur. Théâtre des Bouffes du Nord. Jusqu’au 30 octobre à 18 heures. Tél. : 01 46 07 34 50.

Feignons de croire que c’est un pur hasard – et comme chacun sait que le hasard fait toujours bien les choses … –, toujours est-il que depuis sa nomination à la tête du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues est sur tous les fronts. Depuis sa prestation (ratée) dans la Cour d’honneur du palais des Papes en 2021 avec sa mise en scène de la Cerisaie de Tchekhov, jusqu’à aujourd’hui il n’y en a que pour lui. Faisons un rapide compte : Anne Théron s’est saisie de son Iphigénie créée dans l’édition du même festival d’Avignon cette saison (la dernière d’Olivier Py qui lui transmit officiellement le flambeau, trémolos – sincères – dans la voix, et réponse idoine du récipiendaire fin juillet). Il faut dire qu’avec ses multiples casquettes Tiago Rodrigues augmente les possibilités que l’on fasse appel à lui ; il est à la fois auteur, acteur, metteur en scène, et un metteur en scène qui ne monte pas que ses propres textes. On ajoutera, pour être tout à fait juste, que l’intéressé né à Lisbonne profite de la mise sur pieds cette saison d’une année France-Portugal avec le Festival d’automne dont le directeur est Emmanuel Demarcy-Mota dont les attaches avec le pays de sa mère, la comédienne Teresa Mota, sont bien connues, on ajoutera donc que Tiago Rodrigues s’était déjà fait connaître en France il y a près d’une dizaine d’années (en 2014 très exactement) avec la représentation d’un By heart (par cœur) tout à fait étonnant, en tout cas « hors norme ». Il avait ensuite été programmé à maintes reprises au Festival notamment avec un Antoine et Cléopâtre d’après Shakespeare dont les quarante personnages étaient assumés par deux danseurs, avec un Sopro (souffle), hommage rendu à une célèbre « souffleuse » du Teatro Nacional D. Maria II (l’équivalent de notre Comédie-Française) dont il avait été nommé directeur en 2014… Alors que Thomas Quillardet s’adressait de son côté au jeune public d’Avignon en mettant en scène Tristesse et joie dans la vie des girafes. La palette théâtrale de Tiago Rodrigues semble ainsi infinie et, semble-t-il, sans frontières bien définies, ce qui est la moindre des choses pour quelqu’un, passé par les belges du TG Stan, et ayant autant de co(r)des, (d’écritures en tout genre, de jeu, etc.) à son arc.

Avec une telle diversité d’activités dans de nombreux registres, difficile sans doute de discerner un axe quelconque autour duquel ils se développent. Il en est un pourtant que l’on peut sans doute tenter de mettre en exergue. À chacun de ses spectacles, Tiago Rodrigues met en place un dispositif bien particulier. Et cela, de manière évidente, dès By heart qui le fit connaître ici, et dans lequel il s’évertuait à faire apprendre par cœur, comme l’indique le titre du spectacle, et à réciter sur scène des sonnets de Shakespeare à dix personnes de l’assistance. Dispositif très particulier encore dans son beau spectacle, Bovary, dans lequel il mêlait habilement des extraits de la correspondance de Flaubert avec des minutes (et des débats) du procès que subit l’auteur qui les avait fait sténographier, le tout mêlé aux lignes narratives du roman… Dispositif (avec écriture) original que la mise en scène exploitait habilement sur le plateau avec une distribution, comme toujours dans ces cas de figure, en parfait accord avec sa façon de procéder.

Iphigénie revue et corrigée par Tiago Rodrigues, relayée par Anne Théron

Pour Iphigénie qu’a créé Anne Théron cet été à Avignon et qui, depuis le TNS, sa « maison-mère », part en tournée, le dispositif émane du texte. Il est parfaitement clair sinon radical. Le chœur est uniquement composé de femmes : « Nous sommes le chœur des femmes en colère

Des femmes en tout genre

Vieilles, jeunes, belles, laides, grandes et petites

Toutes en colère

Nous sommes un chœur en colère… »

C’est lui qui, d’entrée de jeu, prend la parole, ce qui le différencie de son modèle, l’Iphigénie à Aulis d’Euripide. Le retournement est ainsi opéré, prémisse à celui, final, d’Iphigénie qui certes va être sacrifiée, mais en femme libre, choisissant sa propre mort dans la négation de l’avis des dieux, comme celle d’Agamemnon, son père, et de l’armée grecque. Et dans la volonté d’être oubliée : « Je suis déjà morte. On m’a déjà oubliée. Ne racontez plus jamais mon histoire. Adieu. » Or chaque intervention du chœur commence par un « Je me souviens » très pérecquien, contrebalançant le « tu dois m’oublier […] J’exige que tu m’oublies… » d’Iphigénie, bousculant ainsi la temporalité de l’œuvre, entre passé et présent. De ce point de vue l’écriture de la pièce de Tiago Rodrigues, celle des retournements, est d’une extrême subtilité. Cette subtilité-là Anne Théron, dans sa mise en scène lui rend justice plus encore au TNS qu’à Avignon, le spectacle gagnant en profondeur ce qu’elle perd en évocation du fracas du monde. Dans la superbe scénographie de Barbara Kraft, avec au sol une sorte de puzzle dont les pièces laissant des béances entre elles ne s’accorderont jamais, les comédiens dans leur dissemblance voulue jouent leur partition avec une extrême rigueur (la collaboration chorégraphique de Thierry Thiêu Niang y a sans doute contribué). Et l’on retrouve le « trait » d’Anne Théron, apparemment simple et toujours d’une rare intelligente efficacité. De Carolina Amaral (Iphigénie) à Richard Sammut (Ulysse), en passant par Vincent Dissez (Agamamnon) et Mireille Herbstmeyer (Clytemnestre), Alex Descas, Fanny Avram et Julie Moreau – le chœur –, Joao Cravo Cardoso, Philippe Morier-Genoud) toute la distribution franco-portugaise mérite d’être citée.

D’autres dispositifs

Des dispositifs, Tiago Rodrigues en crée pour ainsi dire pour chaque spectacle. On l’a vu, de manière patente et plutôt réussie, avec Dans la mesure de l’impossible dont nous avons rendu compte ici même, et où l’auteur-metteur en scène faisait en sorte de mettre le public dans une position qui en faisait le demandeur des propos (recueillis auprès de « vrais » gens) que les acteurs allaient leur tenir. Ceux-ci, dans le rôle d’humanitaires interviewés, allant jusqu’à préciser que cela n’était pas vraiment intéressant – mais enfin puisque ledit public insistait, et en outre, comme le précisait l’une des protagonistes d’entrée de jeu, ils n’aimaient pas le théâtre… Ainsi Tiago Rodrigues put-il dévider ses propos tout à son aise.

Le dispositif de Catarina et la beauté de tuer des fascistes est tout aussi efficace. Dans un premier et long temps Tiago Rodrigo développe sa belle et forte intrigue, d’une facture toute traditionnelle. Celle des membres d’une famille qui, chaque année, tue un fasciste, petite tradition bien respectée depuis 70 ans maintenant en commémoration de Catarina Eufémia, cette jeune femme assassinée de trois balles tirées à bout portant dans le dos en 1954 par un soldat de Salazar tout près de Baleizao. C’est là que la famille se réunit dans une ambiance quasi festive alors que c’est au tour de l’avant-dernière Catarina d’aller exécuter son premier fasciste qui est là, déjà capturé. Mais, grain de sable qui dérègle la mécanique de la commémoration, la jeune femme ne parvient pas à exécuter la sentence. Une belle opportunité pour l’auteur d’évoquer le problème que pose un tel acte comme dans les meilleures des pièces à thèse. Tout cela est bien mené par Tiago Rodrigues et son équipe d’acteurs portugais même s’ils n’évitent pas toujours quelques longueurs et les pièges que pose une telle donnée. Mais là n’est pas l’essentiel.

L’essentiel réside effectivement dans ce qui tient lieu de conclusion. Car, une fois de plus Tiago Rodrigues embarque le spectateur là où celui-ci finit par refuser d’aller. Comment en effet entendre (au sens vraiment fort du terme) le discours repris en boucle avec une intensité de plus en plus forte et haineuse, le discours du fasciste, un discours que nous ne connaissons que trop puisque maintes et maintes fois entendu ici et là même en France tout autant qu’au Portugal ou ailleurs, aujourd’hui encore ? Tiago Rodrigues va si loin que l’envie prend de se rendre sur scène et d’accomplir la tâche que la jeune Catarina a fini par refuser d’assumer… Pour ne plus entendre « ça », sans doute, au cours des représentations ; y aura-t-il des spectateurs pour franchir la barrière séparant la salle de la scène et tenter de faire taire le fasciste ? C’est le théâtre même aussi qui est mis en question. Une fois de plus, chez Tiago Rodrigues, le spectateur est piégé ; on pourra au besoin toujours se poser des questions sur ce type de « manipulation ». En fait, ici, Tiago Rodrigues pose le problème (du fascisme) en acte théâtral. Son dispositif est implacable…

Cette manière de constamment décaler les normes dramaturgiques traditionnelles en vigueur, Tiago Rodrigues la pratique depuis toujours, depuis sa première œuvre écrite en 2007, Chœur des amants qu’il a récemment très opportunément repris. En une vitesse record de pas plus de 45 minutes, il fait défiler devant nous la vie d’un couple, un homme et une femme dont les récits se rejoignent, s’écartent ou prennent le relais l’un de l’autre, dans une palette de récits qui jouent de tous les registres. C’est éblouissant notamment parce qu’assumé avec virtuosité par deux comédiens de la planète du metteur en scène, David Geselson (ici en alternance avec Grégoire Monsaingeon)et Alma Palacios. C’est de la virtuosité pure alors que les thématiques qui hantent l’univers de l’auteur apparaissent clairement. Celle de la choralité (au moins le titre annonce clairement la couleur), déjà évoquée pour Iphigénie (là aussi c’est clairement précisé), mais aussi bien avec les quatre comédiens-témoins à l’unissons avec Dans la mesure de l’impossible, qu’avec la famille anti-fasciste dans Catarina… La question de la temporalité apparaît aussi d’emblée, dans la dialectique entre le passé et le présent tout en faisant apparaître la question annexe de la mémoire, celle concernant la remémoration. De la mémoire à l’évocation de la situation politique jadis et maintenant, cette préoccupation parcourt aussi toute son œuvre.