Un autre monde
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? Avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre national de la Colline. Jusqu’au 16 octobre, à 20 heures. Tél. : 01 44 62.52.00
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? Écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg. Le Passeur éditions. 254 pages, 20,90 euros
Il y a, au départ de ce qui est l’un des réels bonheurs de la rentrée théâtrale, un travail considérable d’Anouk Grinberg qui s’en est allée plonger dans la masse des écrits bruts qu’elle a pu consulter auprès notamment de Sarah Lombardi, la directrice de la Collection de l’Art brut de Lausanne, et de nombreuses autres personnalités qui l’ont mises en contact avec ce corpus infini. S’en est suivi d’abord un premier spectacle, Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?, réalisé il y a quatre ans avec Nicolas Repac, s’en est suivi aussi un formidable recueil qui reprend le même titre et dans lequel Anouk Grinberg a eu la belle idée de mêler aux textes de cette étonnante pléiade d’inconnus ceux d’auteurs reconnus (sans pour autant être toujours vraiment connus !) Beckett, Breton, Emily Dickinson, Éluard, Elytis, Michaux, Tzara, Walser… Une formidable anthologie publiée par les éditions Le Passeur, préfacé par le poète Jean-Pierre Siméon, avec un prologue émouvant d’Anouk Grinberg. À partir de là on ne manquera pas d’éventuellement établir, pour peu que l’on connaisse son parcours de comédienne, sa façon toute personnelle de jouer et son œuvre plastique, une relation entre les écrits bruts et son propre travail. Mais ceci est une autre histoire.
C’est un extraordinaire florilège de textes qui nous est ainsi proposé, dans leur extrême diversité et dont le seul point commun est la volonté de leurs auteurs de faire entendre leurs voix, des cris, d’entrer ainsi, de se forger un passage dans l’opacité du monde. On chercherait en vain une thématique quelconque qui pourrait les relier ; les souffrances des autres n’est pas de leur ressort. Malgré leurs noms et les quelques lignes de biographies ils sont et restent des anonymes. Tout au plus connaissons-nous Babouillec, cette jeune autiste qui n’a jamais parlé ni appris à lire et dont la mère apprend un jour qu’elle sait lire et écrire. Elle lui confectionne alors une boîte en bois avec les lettres de l’alphabet. Babouillec écrit de longs textes, ce qu’un film de Julie Bertuccelli, Dernières nouvelles du cosmos, décrit. Au théâtre Pierre Meunier et Marguerite Bordat lui ont consacré il y a 7 ans, un spectacle, Forbidden di sporgersi… Mais quid de Justine Python, Marguerite Pillonel, Adolf Wölfli, de tant d’autres dont il suffit de saisir au vol mots et paroles pour entrer dans un autre univers, dans une autre dimension spatiale et temporelle :
« La vie est belle
déjà aussi belle que la vie.
La vie est très belle.
Nous l’apprenons ; la vie ;
La vie est très belle
Comme la vie est belle.
Elle commence belle la vie.
Si (belle) ça l’est aussi. » écrit Ernst Herbeck qui ouvre l’anthologie.
Ces mots et ces paroles, Alain Françon, en voyant la proposition initiale d’Anouk Grinberg et de Nicolas Repac les a appréhendés dans toute leur acuité. Lui dont on connaît la subtile appétence pour tout ce qui touche à l’ordre de la langue, qui a aussi un long compagnonnage de travail avec la comédienne, ne pouvait que se mettre de la partie. Il est venu avec ses collaborateurs fidèles : Jacques Gabel qui a aménagé l’espace de jeu, avec Joël Hourbeig t à la lumière, Caroline Marcadé pour les mouvements chorégraphiques…, cela donne un spectacle d’une totale réussite, dont on admirera bien sûr le doigté du metteur en scène quasiment sur chaque syllabe, sur leur rythmique et celle de l’ensemble. Quant au duo formé par Anouk Grinberg et Nicolas Repac si subtilement juste dans ses discrètes et pourtant efficaces interventions musicales apparemment minimalistes, il est au-delà de tout éloge. En raison de la manière dont la comédienne s’approprie l’espace comme elle fait sienne – toujours cependant avec une certaine distance mais dans toutes leurs variations et dans un tempo apaisé – les mots et les corps de cette humanité en déshérence.
Photo : © Tuong-Vi Nguyen