Représenter l'indicible

Jean-Pierre Han

29 septembre 2022

in Critiques

Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues. Mise en scène de l’auteur. Festival d’automne, Odéon-Atelier Berthier, jusqu’au 14 octobre à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40.www.theatre-odeon.eu

Il y a chez Tiago Rodrigues dans chacune de ses pièces et dans chacune de ses mises en scène une formidable capacité à inventer un dispositif qui permet de mettre en valeur son propos avec acuité. Dans la mesure de l’impossible n’échappe pas à cette règle. Elle s’avérait ici d’autant plus nécessaire que le sujet élaboré à partir d’entretiens, et sauf à tomber dans des travers liés à ce type de travail présenté sur scène, comportait bon nombre de risques. Tiago Rodrigues, ici, répond de manière pertinente à la question de savoir comment faire théâtre à partir d’un tel procédé, qui plus est sur la délicate thématique de l’humanitaire.

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Sa réponse a le mérite d’être sans ambiguïté : « le spectacle porte moins sur les histoires vécues par les humanitaires que sur la façon dont ils racontent ces histoires ». C’est donc bel et bien sur la matière théâtrale, sur la façon de faire théâtre, qu’il a travaillé. Sur ce plan, et dès l’entame du spectacle, il met en place son dispositif, de manière délicieusement perverse : l’une des quatre protagonistes, Natacha Koutchoumov, annonce tout de go qu’elle n’aime pas le théâtre ! La suite est de la même eau. Les quatre comédiens font mine de répondre à des interviewers – le public – venus les questionner sur le sujet de l’humanitaire, ce à quoi ils répondent, avec un bel ensemble, qu’ils ne voient pas très bien l’intérêt de ce qu’ils pourraient raconter… pas plus qu’ils ne voient l’intérêt de l’éventuel travail de ceux (c’est-à-dire nous) qui les interrogent… Et les voilà qui vont, au fil de cette conversation, et tout en continuant à faire mine de ne pas trop voir l’intérêt d’un tel dialogue, se mettre à lâcher des informations sur leur métier, leurs ressentis, leur vécu. La machine est enclenchée, elle pourrait ne jamais s’arrêter et ne s’arrête guère.

Les quatre comédiens, Adrien Barazzone, Beatriz Bras, Baptiste Coustenoble et Natacha Koutchoiumov donc, face à nous et jouent à ne pas jouer dans la superbe scénographie de Laurent Junod, Wendy Tokuoka et Laura Fleury, une immense tente qui, manipulée grâce à un système de cordes et de poulies prend diverses grandioses formes. Ils sont là tous les quatre, en rang d’oignon sur un côté de la scène dans des vêtements qui se veulent quotidiens, à nous renvoyer à nos propres interrogations sur la question, à tenter de saisir l’insaisissable du vécu de ces humanitaires. Et c’est soudainement tout un univers qui bascule, bien loin de tout ce qui a bien pu se dire sur la question. Le quatuor ne joue pas, il n’y a pas de rôle, simplement des récitants sans nom qui racontent des histoires vécues, sans psychologie, sans pathos parce que sans précision de lieu, de date, d’heure. Une abstraction ? Pas vraiment car dans une sorte de retournement cette parole-là émise en plusieurs langues, l’anglais, le français, le portugais nous touche soudainement. Elle nous ouvre un autre espace, invisible jusque-là situé entre le « possible » et « l’impossible », et lorsque la parole arrive à son extinction alors le langage musical, celui, superbe, de Gabriel Ferrandini s’élève et emplit l’espace, sublime conclusion de ce qui ne saurait s’achever.

Photo : © Magali Dougados