Une fable bien parlante

Jean-Pierre Han

13 septembre 2022

in Critiques

Comme la mer, mon amour, texte, mise en scène et interprétation de Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa (avec Jérémie Scheidler pour la mise en scène). Théâtre Ouvert, jusqu’au 1er octobre à 19 h 30. Tél. : 01 42 55 55 50. resa@theatreouvert.com

Écrivain de talent, cinéaste reconnu, Abdellah Taïa investit aujourd’hui, pour la première fois, la scène théâtrale. Même si, dans un premier temps, celui d’une brève présentation de son spectacle, c’est en tant qu’écrivain qu’il le fait. Juste avant de revêtir l’habit de comédien. Et autant le dire d’emblée, c’est une réelle réussite. En une petite heure de temps, plateau nu avec juste en fond de scène un grand drap blanc en guise d’écran, il mène son roman – sa fable ? – avec une étonnante maîtrise, maîtrise de la langue bien sûr – c’est son domaine – et de sa fable dessinée au couteau, maîtrise du jeu et de la direction d’acteur, lui-même et la fascinante Boutaïna El Fekkak qui joue sur la même longueur d’onde que lui, encore que souvent en contraste. Au même diapason, dans un registre qui ne laisse guère de place à la moindre improvisation, au moindre décalage d’avec la ligne de force suivie devant aboutir à la scène finale entièrement assumée par l’actrice Rbatie retournée dans sa ville natale pour assister à l’enterrement de son père, et sauver, si faire se peut, la famille de la ruine et de la misère. Un moment étonnamment fort et bouleversant auquel devait aboutir la fable partie sur une autre base, celle de la recherche de la raison pour laquelle la jeune femme a brusquement mis fin (en disparaissant) à l’amitié – le mot semble même trop faible pour rendre compte du lien qui pouvait l’unir à l’auteur – entre les deux protagonistes. 19 ans de silence, et d’absence, jusqu’au moment où le hasard (auquel personne ne croit) autorise Abdellah et Boutaïna à se retrouver à Paris où tout deux avaient émigré.

C’est en tant qu’écrivain qu’Abdallah Taïa mène son enquête ou ce qui en tient lieu, car il s’agit bien de faire sortir la vérité des choses : pourquoi Boutaïna Elk Fekkak a-t-elle disparue à la veille du millénaire ? Le romancier devenu auteur de théâtre divise son « enquête » ou son accouchement (car il s’agit bien de cela) en chapitres, nous renvoie aux images sinon aux déroulés des films égyptiens sur lesquels ils entendent calquer leur propre parcours, brouille les cartes sous une apparence de clarté : on ne sait plus s’il s’agit d’une fiction ou d’une réalité jadis vécue. Beaucoup de subtilités que l’auteur-enquêteur qu’Abdellah Taïa assume lui-même, avec une autorité non voilée. Une autorité presqu’une violence à certains moments qui ne cache au bout du compte qu’une extrême sensibilité qui ne veut pas dire son nom. Une pudeur que la grâce bouleversante de l’interprète féminine qui a participé à l’écriture et à la mise en scène du spectacle parvient à nous rendre sensible, tout en dénonçant l’archaïsme de son pays dans la scène finale.