L'amour à mort

Jean-Pierre Han

12 septembre 2022

in Critiques

Amore de Pippo Delbono. Théâtre du Rond-Point jusqu’au 18 septembre à 20 h 30. Puis tournée européenne. Tél. : 01 44 95 98 21.

Amore : comme toujours avec Pippo Delbono, le titre de son spectacle, dans sa brièveté même, va à l’essentiel et refuse apparemment toute ambiguïté. Son avant-dernière création s’intitulait de manière lapidaire La Gioia, (la Joie), longtemps après son tout premier opus, Le Temps des assassins (1987) ou La Rabbia (1995), pour ne prendre que quelques exemples de titre.

L’amour donc, que Pippo Delbono va célébrer dans un authentique chant, dans toutes ses dimensions, celle bien sûr qui tombe sous le sens, mais aussi celle qui, en son envers, décrit la peine et la douleur. Dans « amore » on entend aussi phonétiquement la mort. La mort est bien partout présente ici. Comme dans pratiquement tous les spectacles de Pippo Delbono. Avant d’en arriver à cette extrémité on aura parcouru toutes les gammes de la nostalgie, de la mélancolie (dans son sens fort), de la douleur. Chant d’amour certes, mais aussi de douleur qui s’agrippe toujours à la passion. C’est le grand paradoxe du spectacle (et de l’amour), alors que Pippo Delbono reprend à son compte quelques vers du poète brésilien Eugenio de Andrade affirmant qu’ « Il est urgent de détruire certains

mots,

haine, solitude, cruauté,

certaines plaintes,

[…]

« Il est urgent d’inventer de la gaieté,

de multiplier les baisers, les récoltes,

il est urgent de découvrir des roses

et des fleuves

et des matins impurs […] »

L’homme de théâtre s’engage alors sur des chemins de douleur car il entend « aimer sans limite. Aimer notre manque d’amour », autre parole d’un poète lui aussi brésilien, Carlos Drummond de Andrade. Autant de références poétiques qui ne doivent rien au hasard : dans sa quête Pippo Delbono appelle à la rescousse les poètes déjà cités, mais aussi Prévert, Rilke, ou encore la portugaise Sophia de Mello Breyner Andresen, car c’est bien la langue, la musique, les chants portugais qui l’intéressent et à qui il veut rendre hommage, n’omettant pas de se tourner aussi vers les colonies comme l’Angola ou le Cap-Vert où l’on parle le portugais.

Une immense nappe de mélancolie enveloppe toute la scène aux contours et aux couleurs pourtant franches et saisissantes alors qu’un arbre étique sorti tout droit de chez Samuel Beckett déploie ses branches rachitiques sur un des côtés du plateau. C’est dans ce lieu que tableau après tableau, Pippo Delbono en élégant costume blanc, organise de la salle où il a pris place, la série de tableaux qu’en parfait maître de cérémonie il nous propose. C’est toujours le même flamboyant défilé carnavalesque qu’il nous propose avec cette touche supplémentaire cette fois-ci, celle de la mélancolie du temps qui passe. Ils sont toujours là ses fidèles compagnons, Pepe Robledo, Gianluca Ballarè, Nelson Lariccia, Margherita Clemente, Grazia Spinella… mais un peu plus fatigués, démarches plus lentes, alors que la « jeune » Aline Frazao qui vient interpréter la seule chanson d’amour angolaise qui semble exister apporte un regain de vie, alors que la place de l’absent disparu, Bobo, ne saurait être comblée. Oui, le temps a passé, et Pippo Delbono, démarche hésitante, fatiguée, mais toujours encore volontaire, monte sur le plateau et vient s’allonger lentement au pied de l’arbre qui a été fleuri. Le final peut commencer.