Retour à Heiner Müller, enfin

Jean-Pierre Han

26 août 2022

in Critiques

Hamlet de Shakespeare ; Hamlet-machine de Heiner Müller. Mises en scène de Simon Deletang. Théâtre du Peuple à Bussang. Jusqu’au 3 septembre, du jeudi au dimanche. 15 heures puis 20 heures. Tél. : 03 29 61 40 48.

 

Simon Deletang ne manque pas d’audace et sans doute en faut-il beaucoup pour perpétuer l’esprit et la tradition du Théâtre du Peuple de Bussang créé par Maurice Pottecher il y a plus d’un siècle, en 1895, tout en la renouvelant et en la mettant en phase avec la pensée de notre temps. Entre l’histoire de cette tradition et son propre parcours artistique, Simon Deletang a trouvé cette année un authentique et fort point de convergence. Si le Hamlet de Shakespeare qu’il nous propose en cette saison estivale semble rester dans une facture relativement « classique », sa mise en scène aussi intéressante et réussie qu’elle est, ne saurait cependant trouver sa nécessité et son point d’aboutissement sans la présentation du Hamlet-machine de Heiner Müller, une œuvre écrite en 1977 et qui parlait très précisément de la perception d’Hamlet et surtout de ce qu’il représentait dans le monde d’alors (qui est encore, à maints égards, celui d’aujourd’hui). La pièce du dramaturge allemand éclaire en la déconstruisant celle de Shakespeare, l’insère dans une réflexion politique du XXe siècle à travers l’évocation éclatée de son personnage principal et de quelques comparses, d’Ophélie bien sûr, laquelle évoque en fin de parcours Électre (toutes les femmes) ! En d’autres termes, ce qui importe cette fois-ci dans la proposition de Simon Deletang pour Bussang, c’est la trajectoire – le chemin – qui va de Shakespeare à Müller, qui aboutit à Heiner Müller. Neuf pages de poème dramatique pour donner tout son éclat et ouvrir le temps de la réflexion aux 3 heures trente de l’auteur élisabéthain (dans la version de Deletang et dans la traduction de François-Victor Hugo, ce qui n’est plus si courant de nos jours) ! Une sacrée gageure ! Le projet est sans ambiguïté : « Offrir un chemin jusqu’à Hamlet-machine… » est-il proclamé en première ligne du programme distribué aux spectateurs. On ne s’y trompera donc pas. Restait à résoudre les équations posées par l’utopie du Théâtre du Peuple depuis son origine. Mais pas de problème : tout est respecté à la lettre, de la participation active et massive des amateurs auprès des comédiens professionnels, avec le premier d’entre eux, étonnant et déjà notre contemporain, Loïc Cobéry (Hamlet) de la Comédie-Française, de la toujours lumineuse Georgia Scalliett (Ophélie) ou encore de Stéphanie Schwartzbrod (Gertrude), de Fabrice Lebert et d’Anthony Poupard, l’osmose est totale, parfaitement gérée par le metteur en scène, jusqu’aux ouvertures finales du fond de scène du théâtre sur la forêt vosgienne à laquelle il est adossé… Sans parler de toutes les actions culturelles qui accompagnent l’ensemble comme toujours.

Reste que pour faire suite au Hamlet de Shakespeare, il faut bien attendre le soir (c’est peu courant à Bussang) pour se confronter à Heiner Müller. Confronter est bien le terme, car enfin il faut un sacré culot pour oser proposer à un public très particulier – à Bussang il est très mélangé, c’est la seule (et parfois première) sortie théâtrale de beaucoup de spectateurs – de les plonger dans l’univers très particulier de Heiner Müller, mais après tout pourquoi pas ? Heiner Müller, connaît pas pour la plupart d’entre eux. Le pari de Simon Deletang est d’autant plus osé que les deux spectacles se suivent effectivement, mais rien n’oblige les spectateurs à assister aux deux représentations, et l’on peut même à la limite ne voir que Hamlet-machine ! (je serais curieux de connaître ceux qui auraient choisi cette option !). Le tout est donné sur plus de dix représentations ce qui, dans la configuration des choses théâtrales de nos jours, est un véritable exploit…

Audacieux, mais de manière raisonnée, Simon Deletang est parfaitement conscient de l’état des choses. Il prend soin de faire une petite présentation de Heiner Müller avant le début du spectacle, monte sur scène, s’assoit en toute discrétion à une petite table sur le côté cour de la scène, prêt à intervenir – de simples ponctuations – lorsque la nécessité se fait sentir… (impossible de ne pas songer à Kantor !). La pièce est interprétée par l’ensemble de la troupe du Hamlet de Shakespeare. Découpée en brèves séquences (cinq à condition de suivre les indications de l’auteur) elle est jouée de manière chorale : impossible de ne pas penser ainsi aux chœurs d’un Einar Schleef, cadet de Heiner Müller d’une quinzaine d’années, et qui travaillait beaucoup les partitions chorales de ses spectacles. Nul doute que Simon Deletang s’en est souvenu en montant Hamlet : il connaît parfaitement son histoire du théâtre. Il la connaît tant et si bien d’ailleurs qu’il prend le parti de la citer. Le rideau s’ouvre pour le Hamlet de Shakespeare, et c’est tout simplement le décor blanc que Yannis Kokkos avait réalisé pour la mise en scène d’Antoine Vitez qui s’offre à nos yeux. Une citation délibérée et acceptée par le scénographe : une manière aussi de parcourir et de rappeler le souvenir d’autres mises en scène de la pièce. Simon Deletang s’évertuera au fil de la représentation de faire bouger (de la déconstruire en douceur) cette scénographie. Une déconstruction qui, bien entendu, trouvera son acmé dans Hamlet-machine.

Le public très particulier de Bussang (si le terme de populaire n’était aussi souvent employé à tort et à travers, on pourrait à coup sûr l’utiliser cette fois-ci) influe sur le déroulement des représentations avalisant ainsi les propos de Meyerhold, repris par Brecht, affirmant qu’il est le quatrième créateur de tout spectacle, après l’auteur, le metteur en scène et le comédien. C’est patent avec le Hamlet de Shakespeare dans lequel Simon Deletang n’hésite pas à souligner la dimension tragicomique de l’œuvre. Sensible à cet aspect le public rit franchement à certaines répliques, et interagit à son tour sur le déroulement et la perception de l’ensemble. À 700 spectateurs dans la salle (c’est à peu près la jauge pour cette année), l’influence est sensible. C’est un autre aspect de l’œuvre qui est ainsi mis en lumière, notamment avec Hugues Dutrannois, de la troupe d’artistes amateurs, dans le rôle de Polonius… mais, et l’on retrouve la cohérence du projet de Simon Deletang, pas question d’en venir à l’aspect politique de la toute fin de la pièce. Cet aspect, le metteur en scène le délègue en toute conscience à Heiner Müller dont le propos initial est – comme toujours – sans équivoque possible : « J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos des ruines de l’Europe », etc., et encore Simon Deletang ne fait pas apparaître trois figures citées dans le texte : Marx, Lénine, Mao…

On se réjouira d’autant plus de cette « montée » vers Heiner Müller que celui-ci n’est plus guère représenté en France de nos jours. Ainsi le veut notre époque plus encline aux discours doucereux, faussement provocateurs et qui ne dérangent personne.